L'enracinement - L'arradichera (Mensuel 'Paroles de Corse')
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Votre livre part d’une question simple : “Qu’est-ce qu’être corse aujourd’hui ?” Si vous ne deviez y répondre qu’en deux ou trois lignes, à quoi le résumeriez-vous ?
Cette question qui m’a été posée
a nécessité un livre entier pour tenter d’y répondre ! et encore en
précisant que ma réponse était très subjective… J’ai un ami qui a l’habitude de
dire : « Sont Corses ceux qui se sentent visés lorsqu’on critique les
Corses ». Je sais que ça fait un peu « sur la défensive », mais c’est
un début intéressant. Les attaques contre nous sont souvent injustes et en même
temps elles disent quelque chose de ce que nous sommes. Un seul exemple : le
cliché du Corse armé, c’est évidemment une critique et elle est parfois
justifiée. Mais cette idée est aussi réversible : en 1943, si les Corses n’avaient pas eu
d’armes ou s’ils n’avaient pas su s’en servir, auraient-ils été les premiers à
se libérer ? Cette question ne relève pas seulement de l’histoire. À une
époque où la guerre revient en Europe, elle mérite d’être posée à nouveaux
frais… Mais ce n’est qu’un exemple.
Vous parlez d’“imaginaire
polyphonique corse”. Quel est, dans cette polyphonie, l’écho le plus inattendu
ou le plus méconnu selon vous ?
Ce que j’appelle
« imaginaire polyphonique », c’est l’inverse du « roman
national » univoque. Dans l’île, il y a une interprétation historique
nationale corse, qui valorise l’action de Pasquale Paoli au XVIIIe siècle. Je
la partage bien sûr en tant qu’indépendantiste. Mais il y en a d’autres :
une interprétation profrançaise, une interprétation progénoise, notamment à
Bastia ou à Bunifaziu, une interprétation favorable aux Grecs de Cargèse qui
n’ont pas toujours entretenu de bonnes relations avec le mouvement national
corse du XVIIIe siècle. Un « imaginaire historique polyphonique »
permet de reconnaître cette diversité des mémoires, de leur donner à toutes
droit de cité et de les faire dialoguer entre elles, car elles participent
toutes de ce que nous sommes aujourd’hui. Pour répondre à votre question, un
« écho inattendu », ce pourrait-être de se rendre compte qu’il existe
encore une mémoire matriste au sein de certaines familles corses. Cette famille
ennemie de Paoli a de nombreux descendants qui entretiennent encore une mémoire
ayant presque été interdite au moment du Riacquistu. J’ai codirigé la thèse
passionnante de Marcandria Peraut qui traite notamment de cette mémoire
« souterraine ». C’est tout à fait fascinant… « L’imaginaire
polyphonique » permet de réintroduire une telle mémoire dans nos
représentations collectives. Personnellement, j’ai peu de goût pour la damnatio
memoriae. Elle est souvent injuste.
Quel mot illustrerait pour
vous une part essentielle de l’âme de l’île ?
Peut-être le mot « fedeltà ».
La fidélité comme valeur cardinale. Nos textes littéraires de toutes les
époques en attestent, en latin, en italien, en français et naturellement en
langue corse. On retrouve la fidélité à sa famille, à son camp, à son pays, à
la parole donnée, à ses idées, mais aussi au chef de clan, du moins au sein du partitu
traditionnel. Symétriquement et logiquement, on trouve dans notre imaginaire la
haine de la trahison. Quand on observe la politique aujourd’hui, on a
l’impression que cette valeur, la fidélité, n'est plus trop à la mode, mais à
cet égard je crois au retour de balancier car en définitive on ne construit rien
de solide sans la confiance, donc sans la fidélité.
Le texte fondateur de la Giustificazione
della Rivoluzione di Corsica traverse votre ouvrage comme un fil
rouge. Y a t il un passage de ce livre qui résonne en
particulier encore très fort en vous aujourd’hui ?
Deux mots
essentiels : « Vivete
felici ». Ils concluent la courte introduction de
la Giustificazione. Il s’agit
d’une formule que l’on trouvait souvent à l’époque dans les textes de langue
italienne. En
langue corse, on dirait
volontiers « Campate felici ». En 2015, c’est par cette formule que
j’avais conclu mon discours d’investiture. Ces mots sont une réponse à
l’absurde prophétie
de l’an mille rapportée par la chronique médiévale de Giovanni della
Grossa : « Corsica, non averai
mai bè. » (Corse, tu n’auras jamais de bonheur), que l’on a depuis
répétée ad nauseam.
Vous avez grandi au son des discours
militants. Quelle voix – littéraire, politique ou familiale – a le plus compté
dans votre construction ?
Un grand nombre de voix qu’il
m’est difficile de départager : celles de ma famille, de mes amis –
politiques ou personnels –, des auteurs que j’ai lus et que j’enseigne
aujourd’hui. Les livres sont évidemment essentiels, mais comment établir un
classement entre Dante Alighieri, Don Gregorio Salvini et Ghjacumu
Thiers ? Entre le pape François et Simone Weil, la philosophe ayant écrit
« L’enracinement » et à qui j’ai emprunté mon titre ?
S’il fallait choisir un lieu
en Corse qui vous ressemble, lequel choisiriez-vous ?
Je suis très attaché à Bastia.
J’ai appris à marcher sur la place Saint-Nicolas et j’ai passé l’essentiel de
ma vie dans cette ville. J’ai beaucoup moins vécu dans mon village d’origine, a
Petra di Verde, mais j’y ai passé longtemps toutes mes vacances et ce lieu
recèle des souvenirs d’enfance extrêmement précieux. Certainement pour cette
raison, c’est là que se trouve le centre de gravité de mon imaginaire
personnel.
Vous évoquez une Corse qui
refuse les caricatures. Quel cliché vous semble le plus tenace – et lequel vous
amuse secrètement ?
Le plus tenace ? La
vengeance corse, évidemment. Même Nietzsche en parle… Il y a la version
caricaturale, l’image d’Epinal, le « cliché » diffusé par le
romantisme français du XIXe siècle sur la Corse. Mais il y a aussi une réalité,
et elle n’a pas disparu aujourd’hui. Un cliché qui m’amuse ? Celui du
Corse fainéant. Un des rares qui ne repose sur aucune réalité. Il fait
banalement partie du « portrait du colonisé » autrefois dénoncé par
mon ami Albert Memmi. Il faut bien que la puissance dominante justifie sa
domination… Ce cliché m’amuse car la ficelle est un peu grosse et plus personne
de sérieux n’y croit aujourd’hui. Pourtant on l’entend encore…
Vous parlez souvent du
“bonheur” comme d’un droit politique. Et pour vous, personnellement, à quoi
ressemble ce bonheur-là ?
Nous avons organisé un colloque international
sur ce thème en avril dernier à l’Université. Il est aujourd’hui reconnu que la
Corse a été la première, en 1755, à l’affirmer dans un document constitutionnel.
Pour moi cela suppose d’une part une forte participation des citoyens à la
définition de leur avenir – ce qui implique la souveraineté de leur pays –, et
d’autre part les droits sociaux (logement, travail, santé, éducation…) Dans cet
esprit, je préside bénévolement un fonds de dotation dédié à l’inclusion
sociale, Corsica Sulidaria. Mais il appartient aussi et surtout aux pouvoirs
publics de créer les conditions du bonheur de tous.
Avec quel personnage corse –
vivant ou historique – rêveriez-vous d’avoir une conversation ?
Maria Gentile, cette
« Antigone corse » qui, au XVIIIe siècle, a bravé l’interdiction des
militaires français pour donner une sépulture à son fiancé. Lorsque j’étais en
fonction, j’ai fait installer dans le salon d’honneur de l’Assemblée un buste
de Maria Gentile, réalisé par Gabriel Diana, à côté de ceux de Napoléon et de
Paoli qui y étaient déjà. Pour moi, elle est la plus belle figure de notre
histoire. Son geste a une portée métaphysique.
Si vous pouviez dire une chose
aux Français qui méconnaissent la Corse, quelle serait-elle ?
La France a colonisé la Corse.
Pour cela, pas de repentir, pas de genou à terre. Simplement reconnaître cette
réalité et l’ensemble de nos droits nationaux.
Le livre mêle l’analyse et la
mémoire. Quel serait votre souvenir d’enfance qui vous a fait ressentir le
poids ou la douceur d’être corse ?
Peut-être les réunions de l’ARC à
Cateraghju, bien avant l’affaire d’Aleria, où m’amenaient mes parents. Je ne
comprenais pas tout dans les discours mais la ferveur de la foule, une ferveur communicative,
était celle d’un peuple qui refusait de disparaître. Cette émotion s’est
imprimée dans mon esprit.
Enfin, s’il ne fallait retenir qu’une seule
phrase de L’Enracinement – L’Arradichera, laquelle aimeriez-vous
que l’on garde ?
Sans doute la conclusion, qui est une
déclaration d’indépendance :
« Toutes les conditions sont donc réunies pour que nous affirmions à présent une indépendance intellectuelle et culturelle qui, à la différence de celle déclarée par Emerson pour les États-Unis, précèdera la souveraineté politique à laquelle nous ne cesserons d’œuvrer ».