Intervention de Jean-Guy Talamoni au siège de l’ONU, New York, le 20 Juin 2024 : "La colonisation française de la Corse"
À l’occasion de cette visite d’une
délégation de notre mouvement au siège de l’ONU à New York, il paraît
nécessaire de donner quelques éléments sur la problématique essentielle
s’agissant de la situation corse au regard du droit international : la
colonisation française de la Corse.
Du côté hexagonal, le fait
colonial dans l’île ne fut jamais reconnu. En 1989, Michel Rocard devait
prononcer un discours historique sur la Corse en qualité de Premier ministre de
la France devant l’Assemblée nationale. Après avoir rappelé les conditions de
l’acquisition et de la conquête militaire de l’île, il détailla les torts de la
politique française menée en Corse depuis lors. Il reprit quelques années plus
tard ces reproches dans un texte publié au moment du « processus de
Matignon » dans le quotidien Le
Monde, « Jacobins, ne tuez pas la paix ». Il se refusa cependant
à appliquer à la démarche dénoncée le mot de « colonialisme », au
motif que de nombreux Corses exercèrent de hautes responsabilités dans
l’Administration d’Etat et même au gouvernement. Cet argument ne semble
pourtant pas permettre d’écarter la notion de colonisation s’agissant de la
Corse, pas plus que la nomination de ministres de couleur, dès
l’entre-deux-guerres, n’avait changé la situation coloniale de leurs pays
d’origine.
Pour notre part, il nous semble
indiscutable, au regard de la littérature scientifique sur la question, que la
notion de colonisation est parfaitement applicable aux rapports existants entre
la Corse et la France, ce que nous nous proposons de démontrer ici.
Pour ce faire, devant la
diversité et le caractère contradictoire des définitions avancées par les
experts, nous avons écarté d’idée de choisir une définition particulière de la
colonisation pour l’appliquer à la situation corse – méthode toujours
contestable, l’auteur pouvant être soupçonné d’avoir sélectionné une définition
permettant d’aboutir à la conclusion par lui souhaitée. Nous avons donc opté
pour une approche tirée de la « doxographie » chère à Aristote :
retranscrire et étudier les diverses opinions, recenser les critères de la
colonisation énoncés par les différents auteurs, les regrouper par thématiques
et les confronter à la situation de la Corse. Enfin, sur la base d’une
éventuelle convergence des éléments observés, d’un « faisceau
d’indices », formuler une conclusion indiscutable[1].
La question militaire : de l’annexion sauvage au « poste avancé
de la France en Méditerranée »
La brutalité de la conquête de
la Corse n’est plus sérieusement discutée aujourd’hui : outre les horreurs
communes à toutes les guerres, singulièrement lorsque les forces sont très
inégales, on relève de nombreux faits qui seraient aujourd’hui qualifiés de
crimes de guerre (contraires aux règles admises sur le plan international) ou
de crimes contre l’humanité (attaques systématiques contre les populations
civiles). Il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur le sujet, tant la
littérature historique est abondante. On trouve chez les officiers français la
même vision exterminatrice que celle du général Sherman s’agissant des Sioux. Ainsi, Alexandre de Roux de Laric, officier
d’état-major en Corse, dévoile-t-il en ces termes l’état d’esprit des
conquérants, dans une correspondance publiée en 1984 par l’une de ses
descendantes : « L’on
espère que le mois ne se finira pas qu'on soit venu à bout de détruire
entièrement cette race ». On peut difficilement être plus clair. Comme le
fait observer Guy Pervillé, « La guerre entre colons et “sauvages” est une
guerre sans loi ; aucune conscience humanitaire n’impose de ménagements
aux adversaires. »[2]
Observons toutefois ici que de son côté, le gouvernement de Paoli s’appliqua à
respecter scrupuleusement le droit de la guerre, comme le montre notamment
l’acte de capitulation de la garnison française à Borgu en octobre 1768.
Toujours dans le registre
militaire, on trouve dans l’histoire de la Corse un grand classique des
situations de domination coloniale : l’utilisation des colonisés comme
« chair à canon ». On connaît le recrutement intensif opéré lors de
la Première guerre mondiale en Afrique occidentale française. Dans le même
esprit et à la même époque, la Corse fut saignée à blanc. Si le nombre de morts
insulaires n’a cessé de fluctuer depuis un siècle dans les
différentes évaluations, il est aujourd’hui largement admis d’une part que les
pourcentages de pertes furent plus élevés dans l’île et d’autre part que les
conditions de mobilisation des Corses furent très particulières. Michel Rocard
faisait d’ailleurs observer dans son article « Jacobins, ne tuez pas la
paix » qu’« on a mobilisé en Corse, ce qu'on n'a jamais osé faire sur le
continent, jusqu'aux pères de six enfants ». La vérité est encore plus
révoltante : on est allé jusqu’à mobiliser des hommes âgés et pères de
huit à dix enfants. Un des derniers poilus corses, André Turchini, racontait
dans le quotidien Corse-Matin du 12 janvier 2000 qu’il avait été mobilisé en
même temps que son père, lequel avait huit enfants !
Par ailleurs, s’agissant
d’un événement intervenu quelques décennies plus tard, l’affaire d’Aleria en
août 1975, Michel Rocard, toujours lui, faisait observer la disproportion des
moyens militaires mis en œuvre par Paris : « jamais une riposte pareille à
une occupation de ferme n’aurait pu avoir lieu dans l’Hexagone ».
De la même
manière, ce n’est pas dans l’Hexagone qu’au début des années 1960, Paris
imagina de réaliser ses essais nucléaires, mais en Algérie, en Corse, puis en
Polynésie française. Quel pouvait bien être le point commun entre ces trois
pays ? Le premier a été décolonisé au prix d’une guerre, le troisième
figure sur la liste de l’ONU des territoires non autonomes, à décoloniser donc.
Dans ces deux cas, il est difficile de contester le statut de colonie, révolu
pour l’un, actuel pour l’autre. Quant à la Corse, la question fait précisément
l’objet de la présente communication… Chez nous, une puissante mobilisation
populaire avait conduit le gouvernement français à reculer. Les Polynésiens, à
qui on avait – comme aux Corses d’ailleurs – assuré qu’il n’existait aucun
risque de contamination, souffrent aujourd’hui encore des conséquences de ces
essais…
Si les
expérimentations nucléaires n’eurent finalement pas lieu sur le site prévu de
l’Argentella en Balagne, la base militaire de Sulinzara continue en revanche à
menacer la sécurité de nos compatriotes. Pour l’actuel président de la
République française, la Corse « c’est un poste avancé de la France en
Méditerranée ». En cas de conflit armé, cette position affectée à notre
pays n’est pas sans danger. On pourrait citer également la base d’Asprettu à
Ajaccio et le camp Raffalli à Calvi. La Corse détient une place conséquente au
sein du dispositif militaire français. Dans l’histoire de la colonisation, il
s’agit là de quelque chose d’assez banal : déjà les Romains installaient
de tels points d’appui dans leurs colonies.
La question politique : une totale hétéronomie
S’il est un caractère incontournable de la démarche
coloniale, c’est bien l’administration du territoire concerné par une entité
politique extérieure. S’agissant de la Corse, on pourrait objecter que les
insulaires, participant aux élections des responsables politiques français,
n’ont jamais vu leurs droits civiques niés ou bridés, à la différence per
exemple des « Français musulmans » d’Algérie. Sur un plan juridique
et purement formel, l’argument paraît recevable. Mais dans la réalité, la
légitimité du suffrage universel était rendue illusoire par la pratique du
clientélisme et d’une fraude électorale débridée, légendaire bien au-delà des
rivages de l’île. Bien entendu, Paris couvrait toutes les turpitudes de ces
« élus » corses moyennant leur allégeance inconditionnelle. Celle-ci
prit notamment la forme d’une opposition radicale au mouvement national corse
contemporain, dès sa naissance dans les années 1960. Une opposition qui se
manifesta de différentes façons : création de la « Corse Française et
Républicaine » et de groupes barbouzards, notamment « Francia »,
interdiction de représentation de groupes culturels comme I Muvrini dans
certaines communes, etc. Il est tout à fait significatif d’observer que ces
élus refusaient, paradoxalement, tout accroissement des pouvoirs locaux qu’ils
exerçaient eux-mêmes, et qu’ils s’inquiétèrent vivement du maigre statut
particulier octroyé à l’île en 1982 ! Si l’on a depuis longtemps parlé
d’autonomie s’agissant de la Corse – le président Millerand l’avait fait dès
l’entre-deux-guerres ! –, c’est bien une totale hétéronomie qui demeura la
règle, hétéronomie imposée par les gouvernements français successifs et défendue
par leurs relais dans l’île. L’adhésion à l’ordre colonial d’une partie des
« élites » autochtones est aussi, du reste, un trait commun aux
situations de domination.
La question culturelle : une conversion à marche forcée
Après que l’annexion a été réalisée dans les
conditions que nous avons vues précédemment, la francisation linguistique et
culturelle de la Corse a été entreprise. Jusqu’alors, il existait dans l’île
une diglossie entre deux langues de la même famille italo-romane, la corse et
l’italienne, la première étant pratiquée dans la vie quotidienne, la seconde
utilisée dans la vie publique, administrative et culturelle. Le XIXe siècle fut
en Corse un siècle de transition : au moyen, notamment, de l’instruction
publique, on fit passer la Corse d’un monde culturel à un autre, avec une
brutalité parfaitement décrite dans l’ouvrage qu’Eugène Gherardi et Didier Rey
ont consacré à cette époque, Le grand
dérangement. Observons que l’assimilation linguistique constitue l’une des
caractéristiques essentielles de la colonisation.
L’objectif affiché par les autorités françaises était
d’aboutir à la conversion des Corses, non seulement sur le plan linguistique et
culturel, mais également s’agissant des mœurs, celles des insulaires étant
considérées comme brutales et archaïques. Le romantisme français sur la Corse a
apporté une contribution déterminante à la diffusion de l’ethnotype du Corse
violent. Parmi de nombreux auteurs, nous choisirons de citer Mérimée dont le
talent littéraire fut mis au service de cette sombre cause, à travers les
immenses succès que furent Colomba et
Mateo Falcone. Nous reviendrons
ultérieurement sur l’utilisation d’un tel ethnotype en situation coloniale.
Toujours dans le domaine culturel, notons un fait
essentiel : la fermeture de l’Université qui avait été fondée par Paoli et
le refus opiniâtre de la rouvrir durant presque deux siècles malgré les
demandes incessantes des Corses. Déjà, l’Encyclopédie
exposait sans ambages qu’afin de maintenir les liens de dépendance à l’égard de
la métropole, il était nécessaire de « restreindre les arts et la culture dans une colonie (…) suivant les convenances
du pays de la domination ». L’Hexagone avait retenu cette leçon et ne céda
qu’au début des années 1980 sous la pression d’une revendication qui avait pris
des formes plus énergiques.
La question économique : un développement déterminé par des intérêts
extérieurs
Il est généralement admis que l’économie d’un
territoire colonisé est dépendante de la puissance dominante, laquelle en fixe
les règles. Elle se reconnaît principalement à ce caractère
« hétérocentré ».
À cet égard, la loi douanière du 21 avril 1818
constitue un élément tout à fait significatif. Le régime mis en place par cette
loi et qui perdura globalement jusqu’en 1912, consistait à détaxer les
importations provenant de France (et non d’autres pays) et à taxer les
exportations de Corse, à l’exception de celles figurant sur une liste de
produits en franchise de droits (productions agricoles notamment). Comment ne
pas comprendre que ce régime en vigueur durant presque un siècle –
exclusivement déterminé par les intérêts de la puissance dominante – devait se
révéler extrêmement pénalisant ?
L’île (…) devenait un marché modeste mais captif pour
les producteurs provençaux qui embarquaient leurs produits sur les navires dans
le port de Marseille. Les producteurs insulaires (…) étaient pour leur part
triplement pénalisés : les produits qu’ils fabriquaient étaient désormais
inexportables, le marché insulaire était bien trop étroit pour suffire à les
écouler et la concurrence des produits qui venaient de Marseille, exempts de
toute taxe, était totalement insoutenable[3].
Ceci sans compter l’effet inhibant de ce régime en
matière d’innovations, puisque par définition ces dernières ne pouvaient se
trouver sur la liste des produits en franchise et auraient nécessité de longues
et aléatoires procédures d’inscription sur cette liste... À l’ère de la révolution
industrielle, toute velléité de développement économique était inéluctablement
brisée en Corse.
Lorsque, dans les années 1970, on élabora le système
dit de la « continuité territoriale » (aide aux transports), nombre
de professionnels et de syndicalistes agricoles plaidèrent pour une démarche
sélective favorisant les exportations corses. Pourtant, Paris lui préféra un
système uniforme, d’aide tant aux importations qu’aux exportations. Comme les
premières étaient incomparablement plus importantes que les secondes, ce sont
elles qui, une fois de plus, se voyaient favorisées… La continuité territoriale
œuvrait en quelque sorte dans le même sens que la défunte loi douanière. Les
méfaits de ce dispositif furent enfin officiellement reconnus en 1984 dans le « rapport
Saint-Pulgent » de l’Inspection générale des finances, sans pour
autant qu’il y soit porté remède.
Une fois de plus, le développement de la Corse était
sacrifié. Aujourd’hui encore, ce dernier se fait attendre, l’île ne disposant
d’aucun des instruments de rattrapage historique, comme un statut fiscal et
social qui permettrait de faire face aux contraintes et inégalités générées par
l’insularité et l’orographie.
S’agissant de la question économique, un autre épisode
mérite d’être rappelé : à la fin des années 1950 était créée la SOMIVAC
(Société pour la Mise en Valeur Agricole de la Corse), dont l’objet était
l’achat de terres disponibles, leur remembrement, leur aménagement, leur
irrigation, etc. En 1962, lorsque les premières centaines de lots furent mises
à la vente, Paris décida d’en réserver 90% aux rapatriés d’Algérie !
Michel Rocard qualifia ce pourcentage d’« incitation à la guerre
civile ». Mais la dépossession territoriale au profit de nouveaux
arrivants n’est-elle pas l’une des caractéristiques essentielles de la
colonisation ? Guy Pervillé rappelle qu’il existe « deux types idéaux
de colonies, les colonies d’exclusion et les colonies d’exploitation ».
Dans les secondes, les autochtones sont utilisés comme main-d’œuvre. Dans les
premières, ils sont simplement écartés de leurs terres, comme le furent en 1962
les Corses au profit des rapatriés d’Algérie. Ces derniers firent appel à une
main-d’œuvre qu’ils connaissaient bien : ce fut le début d’une conséquente
immigration maghrébine. Cet épisode nous conduit à une problématique
contiguë : la question démographique. Le peuplement du territoire est
également l’un des traits les plus communs de la démarche coloniale.
La question démographique : les prescriptions de l’Hudson Institute
mises en œuvre
En 1970, la DATAR (Délégation à l’aménagement du
territoire et à l’action régionale) commandait un travail de prospective à un
organisme américain, l’Hudson Institute. Ce rapport, qui avait vocation à
demeurer secret, fut finalement rendu public à l’initiative de l’ARC. Le point
de vue des américains était clair : laisser les choses évoluer à leur
rythme aurait pour effet de susciter frustration et « violence
irrationnelle » …
Un changement décisif de politique est nécessaire. Il
semble qu’il n’y ait que deux options :
- Accélérer l’érosion de l’identité
culturelle corse, par exemple en encourageant une nouvelle immigration
massive en provenance de la Métropole. Ainsi, la période de transition
serait aussi courte que possible et la Corse atteindrait rapidement un
niveau élevé de peuplement (environ 500 000) en majorité non corse.
- Conserver et restaurer l’identité
culturelle et les traditions corses en développant le potentiel de l’île
dans le contexte corse (…)[4].
Entre les deux scénarios proposés par les
prospectivistes américains, l’Administration française n’a pas longtemps
hésité : l’année suivante, le Conseil des ministres adoptait un schéma
d’aménagement allant largement dans le sens de la première option. Ce schéma
entraînera dans l’île une levée de boucliers suivie d’années de lutte. Une
lutte d’autant plus énergique que le rapport secret de l’Hudson Institute, et
son sinistre scénario n°1, avaient été dévoilés… Noyer le problème corse sous
le flot de nouveaux arrivants : la suggestion de l’institut américain
avait bien été retenue par Paris. Aujourd’hui, on compte un nombre massif
d’arrivées annuelles dans l’île. Les chiffres de l’Insee sont éloquents :
Au 1er janvier 2020, la Corse compte 343 700
habitants, soit une croissance moyenne annuelle de 1,0 % sur les six dernières
années. L’île est la région de France métropolitaine où la population augmente
le plus fortement. La dynamique démographique insulaire est tirée exclusivement
par l’apport migratoire…[5]
Ajoutons que cette question ne doit pas uniquement
être abordée sous l’angle quantitatif, mais également sous celui des
responsabilités occupées par les non-autochtones. Ces derniers, dans les
sociétés de type colonial, contrôlent toujours l’essentiel du pouvoir
politique, administratif et économique. De fait, on constate en Corse un faible
nombre de cadres supérieurs de l’Administration d’Etat originaires de l’île. On
peut à titre d’exemple citer le cas des magistrats corses qui ont, depuis
plusieurs décennies, quasiment disparu de la Cour d’appel de Bastia. Observons
que cette démarche de « décorsisation » des postes à responsabilités
a été publiquement assumée dans le rapport de la commission d’enquête
parlementaire dit « rapport Glavany » :
Il ne s'agit pas pour la Commission d'enquête de
dire, comme elle a pu l'entendre, qu'il ne faut plus nommer de Corses en Corse
et jeter ainsi le soupçon sur un certain nombre de nos concitoyens (...)
Cependant, il est des domaines où les conditions d'exercice sont telles que le
principe de prudence s'impose dans certains cas[6].
Par-delà une délicate précaution
rédactionnelle (« Il ne s’agit pas… »), le message délivré dans la
phrase suivante est parfaitement clair : il constitue un appel à écarter
les Corses des fonctions les plus importantes. Cela se faisait bien avant le
rapport Glavany, mais ce qu’il y eut de nouveau avec ce document officiel,
c’est qu’une telle démarche, raciste et radicalement anti-républicaine, n’était
même plus dissimulée…
La question psychologique : « complexe de Néron » et
« portrait du colonisé »
La question psychologique, pour être plus complexe que
celles que nous venons d’examiner, n’en est pas moins consubstantielle au
rapport de domination coloniale. Que la Corse ait été considérée comme une
colonie ou un territoire à coloniser par de nombreux représentants de
« l’élite » française ne fait aucun doute. Dans un livre de 1887,
Paul Bourde, journaliste et haut fonctionnaire en Tunisie et à Madagascar,
« spécialiste des questions coloniales », écrivait :
Et comment favoriser une immigration de
continentaux ? L’île pourrait nourrir trois fois autant d’habitants
qu’elle en contient, d’immenses étendues de maquis pourraient être défrichées,
la colonisation de la Corse offrirait autant de chances de succès que celle de
l’Algérie, toute proportion gardée. Pourquoi s’en détourne-t-on ? Parce
que la sécurité n’y est pas assurée.
On observe ici qu’à l’époque, selon un expert en la
matière, l’obstacle à une colonisation de peuplement réside dans
« l’impossibilité où se trouverait un colon de se défendre contre les
maraudeurs et les bergers ». Ne pouvant dans le cadre de cet article
recenser les multiples ouvrages traitant de la « colonie corse »,
nous rappellerons simplement que lorsque Gaston Bonnefont publia en 1890 les Aventures de six Français aux colonies,
il y fit une bonne place à la Corse, tant le statut de l’île lui apparaissait
comme une évidence…
Dans le
même esprit et à la même époque, la logique coloniale est clairement présente
dans le discours des élus et auteurs français s’agissant des établissements
pénitentiaires, installés dans l’île comme dans d’autres… colonies !
Ainsi, le sénateur
de la Drôme René Berenger, spécialiste des questions pénitentiaires, écrit-il
sans ambages dans son rapport sur les pénitenciers agricoles de Chiavari,
Castellucciu et Casabianda :
Dans tous les cas, ils
[les pénitenciers agricoles de la Corse] ont donné au pays pour lequel cet
exemple n’était pas sans utilité, le spectacle salutaire de ce que peuvent
l’esprit de suite, l’énergie dans la volonté et l’âpreté au travail (…) Je
n’ai envisagé jusqu’à présent l’institution des pénitenciers corses que comme
de vastes entreprises de défrichement, et, si l’on veut, comme d’utiles agents
de civilisation…
On pourrait ajouter cet
autre morceau d’anthologie, que l’on doit à la plume de Victor-Eugène
Ardouin-Dumazet :
« L’histoire de
Casabianda est une des plus navrantes qu’on puisse raconter. Le domaine a été
créé pour servir de modèle à la régénération de la Corse ; l’emploi de la
main d’œuvre pénale s’imposait dans un pays où l’habitant méprise le travail du
sol ».
La légende du Corse
fainéant fait, on le sait, partie de l’ethnotype. Or, comme le montre Albert
Memmi, la fainéantise est également au centre du portrait mythique du
colonisé :
par son accusation, le
colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse
est constitutive de l’essence du
colonisé. Cela posé, il devient évident que le colonisé, quelque fonction qu’il
assume, quelque zèle qu’il y déploie, ne serait jamais autre que paresseux.
Mais ce prétendu défaut
(dont personne n’a jamais trouvé la moindre trace dans la réalité) ne relève
pas uniquement de la volonté de dénigrer : il remplit une fonction
justificatrice au bénéfice du colonisateur. Albert Memmi décèle chez ce dernier
ce qu’il appelle « le complexe de Néron » : comme l’usurpateur
Néron, conscient de sa propre illégitimité, est irrépressiblement conduit à
persécuter l’usurpé Britannicus, le colonisateur accable le colonisé. Pour
tenter de justifier l’usurpation, il s’enferme dans cette double
attitude :
démontrer les mérites
éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils appellent une telle
récompense ; ou insister sur les démérites de l’usurpé, si profonds qu’ils
ne peuvent que susciter une telle disgrâce. Et ces deux efforts sont en fait
inséparables. Son inquiétude, sa soif de justification exigent de l’usurpateur,
à la fois, qu’il se porte lui-même aux nues, et qu’il enfonce l’usurpé plus bas
que terre.
Contrastant avec l’ardeur
au travail du colonisateur, la fainéantise du colonisé et son inaptitude à travailler
la terre justifient le fait que cette dernière lui ait été volée. Tout comme sa
violence atavique le rend incapable de gérer ses affaires et légitime par
conséquent la domination coloniale. Albert Memmi relève, parmi les traits
mythiques du colonisé, sa méchanceté, sa brutalité, accusation également
mentionnée – s’agissant du nord-africain – par Frantz Fanon, autre écrivain de
la décolonisation.
Mais cet ethnotype peu
flatteur, le colonisé finira par le faire sien, et intégrera le sentiment de sa
propre indignité jusqu’à contracter ce trouble mental qu’Albert Memmi appelle
« la haine de soi ». En Corse également, ce sentiment d’infériorité
fut inoculé à plusieurs générations, jusqu’à celle des années 1970 – celle du Riacquistu (« Réappropriation ») –
qui consomma la révolte par « l’affirmation de soi ». Alors que leurs
parents et leurs grands-parents avaient fini par croire que leur langue n’était
qu’un vulgaire « patois » et la culture qu’elle portait un ramassis
d’archaïsmes, ces jeunes insulaires réinvestissaient le vieil idiome. Il s’agit
là d’une phase importante dans cette affirmation de soi, telle que l’a
décrite Albert Memmi :
le colonisé ne
connaissait plus sa langue que sous la forme d’un parler indigent. Pour sortir
du quotidien et de l’affectif les plus élémentaires, il était obligé de
s’adresser à la langue du colonisateur. Revenant à un destin autonome et
séparé, il retourne aussitôt à sa propre langue.
Comme on le voit, les
éléments de psychologie collective relevés par les auteurs majeurs de la
décolonisation sont loin d’être étrangers à notre pays.
Nous voici arrivés au
terme de cette réflexion. Force est de constater que, lorsque l’on prend en
compte les différentes définitions de la colonisation et que l’on cherche –
par-delà la diversité des angles de vue et des auteurs – à en rassembler les
points caractéristiques, on se rend compte que ces derniers se retrouvent systématiquement dans le cas de la
Corse. Ici, l’adverbe doit être pris en son sens le plus strict puisque, comme
le faisait observer Georges Balandier, il s’agit bien d’un système et non de
traits épars. On voit bien, par exemple, comment les agressions militaires,
ainsi que les assujettissements politiques et bouleversements démographiques
qui en découlent, ont largement pour objectif des intérêts de natures
économique et géostratégique. On comprend sans peine que l’abaissement culturel
et moral des colonisés vise à conforter ces intérêts politiques et économiques
en « légitimant » la domination… Tout cela est d’une grande
cohérence, cohérence qui donne à la démarche coloniale son caractère
systémique.
Pour en revenir à la
Corse et après avoir examiné la question sous tous ces aspects, nous croyons
être en mesure de répondre à la question posée, et de le faire sans hésiter :
oui, la France a colonisé la Corse et cette situation coloniale n’a pas à ce
jour été dépassée. Si, du côté corse, « l’affirmation de soi »
(Albert Memmi) a été opérée depuis plusieurs décennies, Paris n’a pas pour
l’heure fait le moindre pas, réel et sérieux, en direction d’un règlement
politique de la question corse, pas même lorsque les électeurs insulaires
affirmèrent par leur vote l’existence de la nation (en 2015 à la majorité
relative, puis en 2017 à la majorité absolue). Pour les gouvernements français
successifs, tout se passe comme si l’état
de fait né d’une conquête militaire sanglante au XVIIIe siècle devait être
maintenu coûte que coûte au nom d’un prétendu État de droit, et ce au mépris du suffrage universel et du droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes. On l’a d’ailleurs observé en
Nouvelle-Calédonie : le processus d’autodétermination né du drame d’Ouvéa
et de l’intelligence de Michel Rocard a fait l’objet, en décembre 2021, d’une
confiscation pure et simple par les stratèges parisiens, trop heureux de
maintenir une présence française dans cette région du monde dont l’intérêt a
été considérablement réévalué ces dernières années. Tout cela au prix d’une
escroquerie politique sans précédent. Combien faudra-t-il de nouvelles tragédies
pour que les droits du peuple kanak soient enfin reconnus ?
Déjà, dans les années
1970, Guy Pervillé contestait l’idée, alors très répandue, selon laquelle l’âge
de la colonisation était révolu : « Loin d’être un phénomène
universel et inéluctable, la décolonisation est un fait contingent et limité.
Elle n’affecte que les régions où le rapport des forces s’est montré
défavorable à la colonisation… ». En effet, si l’histoire nous enseigne
quelque chose, c’est que le rapport de force est toujours décisif. Le droit
international sera un élément essentiel dans le rapport de force à construire
pour qu’il soit mis un terme à la situation coloniale que nous subissons.
[1] Toutes les références relatives à cette
communication se trouvent dans l’article suivant : Jean-Guy Talamoni,
« “Corse colonie” ? La notion de colonisation appliquée aux relations
entre la Corse et l’hexagone », revue Lumi,
https://m3c.universita.corsica/lumi/numero2/__trashed/
[2] « Qu’est-ce que la
colonisation ? », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, tome 22, N°3,
Juillet-septembre 1975, pp. 321-368.
[3] Sampiero Sanguinetti, « Pourquoi la
Corse a cessé de produire », Rivista
Robba, 25 mars 2022, m.rivistarobba.com
[4] « XV – Conclusions
fondamentales », p. 75 du rapport.
[5] Isabelle Tourtin Battini, Antonin Bretel
(Insee), « En Corse, 343 700 habitants au 1er janvier
2020 », paru le 29 décembre 2022, insee.fr, consulté le 31 janvier 2022.
[6] Corse : l'indispensable sursaut, Rapport, Assemblée nationale,
Paris, 1998, p. 471.