Réflexions autour de Nord Sentinelle, de Jérôme Ferrari: une épopée de la déchéance


 


 







J’ai l’habitude de distinguer l’œuvre de l’auteur. Dans le cas de Jérôme Ferrari, j’apprécie l’une et l’autre. J’ai lu une bonne partie de sa production littéraire et je connais également la personne, avec laquelle j’ai eu depuis des années l’occasion d’échanger. De plus, l’écrivain a toujours accepté de mettre sa notoriété au service de la Corse, répondant favorablement aux nombreuses sollicitations dont il était l’objet dans l’île, ce qui ajoute à l’estime que je lui porte personnellement. Estime qui me conduit à poser un regard attentif et exigeant sur ses textes.

La création n’a pas de comptes à rendre, ni sur le plan moral – « c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature », écrivait Gide au sujet de Dostoïevski –, ni évidemment sur le plan politique. Pourtant, lorsqu’un roman comporte un sous-texte revendiqué, il doit être permis de discuter la vision qu’il recèle. Or, Jérôme Ferrari reconnait dans les interviews données à l’occasion de la sortie de Nord Sentinelle[1], le lien direct existant entre ses textes et la société dans laquelle il évolue, ajoutant : « Je suis politiquement pessimiste, je ne m’en défends pas. Pour moi, collectivement, c’est foutu »[2]. Et ses personnages ne disent pas autre chose, qu’il s’agisse de son narrateur – qui semble lui servir souvent de porte-parole – ou de la mère de ce dernier qui, d’une formule lapidaire et définitive, l’incite à quitter l’île : « Va-t’en. Ici, il n’y a plus rien ». Sentence révoltante qui aura fait bondir plus d’un lecteur. J’avoue avoir été, un court instant, de ceux-là. Toutefois, quelques pages plus loin – et ici encore on sent que c’est Jérôme Ferrari qui parle –, le même narrateur reconnaît : « Pourtant, comme si un sortilège attaché à mes pas, dont ne pourrait me libérer aucune magie blanche ou noire, m’interdisait l’accès aux délices de l’oubli, je ne pouvais m’empêcher de penser à ma terre natale »[3]. C’est le Nec tecum nec sine te[4] que l’on retrouve dans la relation de Leonardo Sciascia à la Sicile et chez tant d’écrivains critiques mais enracinés (je ne partage pas la répugnance actuelle à l’égard de cette belle notion d’« enracinement », si chère à la philosophe Simone Weil).

On lit également dans Nord Sentinelle des portraits dont la justesse le dispute à la cruauté. Celui d’Alexandre – personnage juvénile aux qualités intellectuelles et morales pour le moins limitées – a fait beaucoup réagir sur les réseaux sociaux, comme si l’auteur avait voulu dresser le portrait du jeune Corse moyen, un ethnotype, ce qui n’est certainement pas le cas, ne serait-ce qu’en raison des moyens matériels dont dispose la plupart des familles corses : « Pour ses quatorze ans, son père lui avait offert une de ses immondes petites voitures sans permis, bruyantes et hors de prix, dans laquelle Alexandre faisait depuis lors le tour de la ville en se pavanant, l’avant-bras gauche pendant négligemment le long de la portière, par la fenêtre ouverte, afin que chacun pût contempler la Rolex offerte pour ses seize ans… »[5]. Nous connaissons tous un Alexandre, et même plusieurs. Pour leur plus grand malheur, certains d'entre nous en ont même un exemplaire assis à la table familiale. Mais de manière générale, notre jeunesse ne ressemble pas à cela. De la même façon, si nous avons tous entendu raconter – ou vécu – un drame similaire à celui décrit dans Nord Sentinelle, on ne peut faire de ces faits une caractéristique, et moins encore l’apanage, de la société corse. Quant au tourisme, il génère effectivement des dangers et des nuisances lorsque les pouvoirs publics se révèlent incapables de l’organiser – ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui dans notre pays. Il ne peut toutefois être réduit à la « dialectique mortifère » et « systémique » dénoncée par l’auteur dans son interview et qui sert de toile de fond à cette épopée de la déchéance que constitue Nord Sentinelle.

Bref, ce roman est porteur d’une certaine vision de la Corse. Elle est celle de l’auteur, lequel le confirme de façon tout à fait explicite. Je crois que l’on peut réellement parler ici d’une « Corse cauchemardée » – idée que j’avais avancée il y a quelques années s’agissant de l’œuvre d’un autre écrivain de talent mais semble-t-il tout aussi pessimiste, Marcu Biancarelli.

On trouve paradoxalement une lueur d’espoir dans l’interview de Jérôme Ferrari, lorsqu’il se désole de « voir la médiocrité collective s'ancrer dans un endroit où il y a des gens formidables en pagaille ». Si nous pouvons largement partager ce constat, nous voudrions surtout retenir la seconde partie de la phrase. Parmi les jeunes gens auxquels Jérôme Ferrari dispense son enseignement comme au sein de ceux que je rencontre moi-même à l’Université de Corse ou dans les rues de Bastia, seule une infime minorité ressemble au personnage d’Alexandre. Les autres sont souvent des jeunes gens « formidables », pour reprendre le mot de l’auteur. Cette réalité, qui me semble difficilement contestable, représente un atout majeur pour le futur de l’île.

On lui en fera assurément le crédit, le pessimisme revendiqué par Jérôme Ferrari ne peut être que le pessimisme gramscien de l’intelligence. Mais une autre vision de la Corse est possible, et elle n’est pas celle du ravi de la crèche. Une vision qui s’appuie sur notre volonté collective. « L’avenir, nous dit Bergson, n'est pas ce qui va arrivermais ce que nous allons faire ».

Ces « gens formidables », dont Jérôme Ferrari parle dans son interview, on n’en trouve nulle trace dans Nord Sentinelle. Je rêve de lire un prochain roman où il leur ménagerait une place, fût-ce un rôle secondaire. C’est avec ce mince espoir, mais surtout pour l’indéniable qualité de sa plume, que je lirai son prochain livre.

 



[1] Actes Sud, 2024.

[2] « Plus qu’un roman sur le tourisme, Nord Sentinelle est un roman sur une catastrophe inévitable, qui broie tout le monde », entretien avec Jérôme Ferrari par Sébastien Bonifay, ViaStella, 24 août 2024, https://france3-regions.francetvinfo.fr. Voir également : « Je ne crois pas au passé merveilleux », interview de Jérôme Ferrari par Christophe Laurent, Corse-Matin, 16 août 2024.

[3] P. 126.

[4] Ni avec toi ni sans toi.

[5] P. 54.

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