Quelques réflexions autour de la notion de "laïcité corse"


 







Dans une lettre publique adressée à son éminence le cardinal François Bustillo, M. Ange Rovere critique les positions exprimées par celui-ci, d’une part au sujet d’une éventuelle autonomie de la Corse et d’autre part sur la question de la laïcité. S’agissant de ce dernier point, il formule le reproche suivant : « Vous êtes cardinal, membre de la Curie, donc du gouvernement du Vatican État souverain. Vous intervenez de plus en plus dans le débat politique d’un autre État souverain : ainsi votre préconisation d’une forme de “laïcité corse” dans le sillage de Monsieur Talamoni ».

Étant cité, je me permettrai de répondre sur ce point, en mon nom personnel évidemment, n’ayant aucune qualité pour me livrer à une justification des propos du cardinal Bustillo. En ce qui me concerne, j’entends considérer l’intervention de Monsieur Rovere non pas comme l’expression d’une volonté polémique mais comme une contribution au débat public sur un sujet de société important. Je tenterai donc d’apporter moi-même un certain nombre d’éléments de réflexion, la question étant : est-il légitime de parler d’une « laïcité corse » ?

Il est peu contestable que les peuples répondent différemment, en fonction de leur histoire propre, aux grandes problématiques inhérentes à la vie en société : la forme du régime politique, le système éducatif, les affaires extérieures ou encore – ce qui nous intéresse plus particulièrement ici – le rapport aux religions. On ne peut aborder ce dernier domaine sans évoquer les différentes formes de laïcité existantes, lesquelles doivent beaucoup aux débats qui marquèrent l’âge des Lumières. Or les Lumières ne furent pas toutes identiques, même si les auteurs emblématiques des différents pays étaient en relation. Il a été observé par exemple que les Lumières italiennes furent moins antireligieuses que les françaises. L’historien Paul Hazard, professeur à la Sorbonne et au Collège de France, observait : « On voit chez elle [l’Italie] peu d’esprits absolus, et on y chercherait en vain l’équivalent du baron d’Holbach, elle n’éprouve pas le besoin d’abolir sa religion ancestrale… ». Aussi, la laïcité italienne se limite-t-elle aujourd’hui encore à la séparation entre l’ordre politique et l’ordre ecclésial, ainsi qu’à assurer la liberté de conscience et de culte, sans volonté d’éjecter le fait religieux de la société. Si la Cour constitutionnelle italienne a formellement reconnu le principe de laïcité, le Conseil d’État a refusé de faire retirer les crucifix des salles de classe, et en mars 2011 la Cour européenne des droits de l’homme lui a donné raison.

En revanche, la laïcité française trouve son origine dans des Lumières dominées par un fort anticléricalisme. Aujourd’hui, ses défenseurs la présentent volontiers comme une « laïcité de combat ». Les chercheurs américains Will McCants et Chris Meserole, de la Brookings Institution, la qualifient pour leur part de « laïcité virulente »… Comme on le voit, le modèle français ne fait pas l’unanimité et est parfois contesté en France même.

Et la Corse dans tout cela ? Au moment des Lumières, elle était dans le monde culturel italien. La laïcité de Paoli fut sans doute en partie inspirée de celle de son maître napolitain Antonio Genovesi, homme des Lumières italiennes. Cette laïcité paolienne n’admettait pas d’empiètement de l’Église sur les affaires du gouvernement mais, dans le même temps, le Général s’adressait au pape pour qu’il envoie dans l’île un visiteur apostolique. Par ailleurs, la tolérance religieuse était de mise et les juifs se voyaient reconnaître le droit de vote (voir la fameuse affaire dite du « juif de l’Île Rousse »). Dès la fin du XVIIIe siècle, les persécutions antireligieuses donnèrent lieu à des révoltes (notamment, en 1797, la conjuration de Stilettu, et en 1798 la révolte de A Crucetta). Bien plus tard, la mise en œuvre de la loi de 1905 provoqua des troubles, notamment à l’occasion des Inventaires.

Aujourd’hui, nous sommes le produit de cette histoire et de cette sensibilité particulière à l’égard de la religion. Juridiquement, la laïcité française s’impose dans l’île comme dans l’hexagone (à l’exception de l’Alsace-Moselle qui connaît un statut extrêmement dérogatoire, même si l’on en parle peu). Toutefois, en Corse, la pratique en la matière s’écarte souvent des textes de loi. D’aucuns ont vu, on peut les comprendre, une entorse à la laïcité républicaine française lorsque les élus de toutes tendances se retrouvèrent à Rome pour accompagner l’évêque de Corse devant être créé cardinal. Plus éloigné encore de la laïcité à la française est le rituel auquel nous assistons tous les ans, lorsque le maire d’Ajaccio et les autres élus municipaux renouvellent, au titre de leurs fonctions, les vœux prononcés par leurs lointains prédécesseurs du XVIIe siècle confiant la protection de la ville à Notre Dame de la Miséricorde !

Que l’on soit favorable ou non à son maintien – le lecteur aura compris de quel côté penche l’auteur de ces lignes –, l’existence d’une laïcité apaisée, spécifique à la Corse, est un fait. Elle se situe aujourd’hui quelque part entre la laïcité à la française et la laicità à l’italienne. 

Il nous semble pour notre part que l’évêque de Corse n’a commis aucun crime de lèse-laïcité en reconnaissant cette évidence.

 

 

Articles les plus consultés