« Phénoménologie de la transcendance » de Sophie Nordmann

 

Oxymore fécond

Par Jean-Guy Talamoni

(Publié le 6 août 2023 par Musanostra)


Ce livre de la philosophe Sophie Nordmann, spécialiste de Hermann Cohen et d’Emmanuel Levinas, apparaît comme le résultat – provisoire – d’une longue et originale méditation[1]. Son titre en est un point de départ peu aisé : la phénoménologie étant l’étude des phénomènes ainsi que de leurs modes d’apparition et la transcendance ce qui se situe au-delà, qui est d’un autre ordre (par opposition à immanence), on mesure bien la contradiction existant entre les deux termes. L’autrice le reconnaît dès l’abord : « Une phénoménologie de la transcendance semble (…) une entreprise impossible, puisqu’il s’agirait de chercher dans l’expérience du monde, “quelque chose” qui ne puisse en aucune manière être rapporté au monde »[2]. En fait, le projet consiste en premier lieu à détacher la transcendance de la théologie, puisque la question de l’existence de Dieu n’est pas tranchée, ni traitée dans l’ouvrage. Selon une heureuse formule, elle est « hors-champ »[3], ce qui ne saurait en rien préjuger de la réponse que l’on pourrait lui donner dans un autre cadre, de nature intellectuelle ou religieuse.

« Par transcendance j’entends “l’incommensurable au monde” ou encore ce qui est “d’un ordre absolument autre” que le monde… »[4]. Ainsi, ce sur quoi se penche la phénoménologie de Sophie Nordmann, c’est cette transcendance dont, par définition, on ne peut faire l’expérience. Comment trouver dans le monde (océan d’immanence) ce qui n’est précisément pas du même ordre que le monde (transcendance) ? Mission impossible ? Pas tout à fait, car si l’expérience de la transcendance elle-même n’est pas accessible, comme en convient volontiers l’autrice, cette dernière fait observer de façon convaincante qu’en revanche « on peut faire la phénoménologie d’un monde troué de transcendance »[5]. Ici, la phénoménologie de la transcendance se limite à une phénoménologie de la trace : « Le monde porte la trace d’une transcendance »[6]. Et Sophie Nordmann de donner des exemples pouvant être présentés comme « la survenue de quelque chose dont on ne peut pas rendre compte à partir du monde seulement (…) et qui ferait advenir au monde de l’absolument nouveau » : celui de la création artistique, ou bien celui de l’état amoureux, ou encore « la rencontre du visage » sur laquelle Levinas nous a dit des choses inoubliables[7]. Comme la toile d’un grand maître ne saurait être réduite à des touches de couleurs, le visage ne peut l’être à un nez, une bouche, des yeux… Dans de tels cas, on est bien en présence de traces de transcendance.

Après avoir exposé dans son livre I les bases de sa phénoménologie[8], Sophie Nordmann aborde dans son livre II la question de l’Humanité[9]. Poursuivant son chemin sur les traces de la transcendance, elle se penche à nouveaux frais sur une hypothèse ancienne : « Par son Humanité l’être humain est d’un ordre absolument autre que tout ce qui est au monde »[10]. Comme elle l’indique elle-même, l’idée appartient au domaine public : « La conception suivant laquelle son Humanité confèrerait à tout être humain un statut d’incommensurabilité vis-à-vis des autres êtres du monde est trop courante pour pouvoir être associée à un auteur ou à un nom en particulier »[11]. Cette conception a pour conséquence le « respect absolu de la dignité de l’être humain (…) même lorsque l’homme est un mauvais homme »[12]. Ainsi, un humain ne peut être utilisé comme un moyen. Il est toujours une fin, on nous l’a appris. (Même si dans la pratique, les choses se passent souvent de façon différente).

Toutefois, cette hypothèse longtemps présentée comme une évidence rencontre aujourd’hui de sérieuses objections. En effet, les propriétés de l’homme permettant traditionnellement de le distinguer des animaux (« il pense, parle, a conscience de soi ; il s’organise socialement et politiquement, il développe des productions culturelles et artistiques »[13]) ne permettent plus de justifier ce statut d’exception : les travaux scientifiques décèlent à présent des qualités similaires au sein d’autres espèces. À un degré moindre, de toute évidence. Mais une simple différence de degré ne peut fonder une « incommensurabilité ». D’autant qu’en sens inverse, certaines espèces possèdent diverses propriétés (notamment en matière de vue ou d’odorat) dont les humains sont largement moins pourvus. Sans compter l’intelligence artificielle, qui vient de nos jours concurrencer l’homme sur ce qui passait pour son terrain privilégié. La conclusion de Sophie Nordmann est sans appel : « L’idée d’Humanité et l’impératif de son respect absolu sont inaccessibles à partir du monde »[14]. Ainsi, pour l’autrice, cette idée, cet « idéal de l’Humanité vient au monde, sur le mode particulier qui est le sien, sans être en aucune manière dérivé du monde »[15]. On est donc ici encore en présence de l’un de ces « trous » de transcendance affectant le monde, évoqués au livre I. Comme la création artistique ou l’état amoureux, l’idéal de l’humanité « ouvre une brèche dans l’ordre du monde »[16]. C’est donc cette brèche de transcendance qui distingue désormais l’être humain qui « n’est plus du même ordre que les autres êtres du monde à partir du moment où il a en vue l’idéal de l’Humanité »[17]. Une brèche de transcendance, si précieuse, qu’il ne faut pas laisser se refermer.

 

Cet ouvrage, dont nous n’avons pas ici rendu compte de toute la profondeur – ayant dû éluder certains aspects techniques –, semble avoir répondu au programme que l’autrice envisageait de conduire : « Proposer une compréhension renouvelée de la transcendance (…). Sortir de l’immanentisme qui règne en maître aujourd’hui (…). Reconstruire les conditions d’une éthique »[18]. Même si l’on peut ne pas suivre Sophie Nordmann dans tous ses raisonnements, l’approche qu’elle a élaborée a le grand mérite de proposer une voie vers la spiritualité ouverte à toutes les sensibilités, y compris non religieuses. C’est la raison pour laquelle ce livre constitue un viatique dans une époque marquée par un pragmatisme dévastateur, où l’intériorité devrait constituer une ressource, singulièrement pour une action publique menée dans une perspective réellement humaniste. Bien que Sophie Nordmann n’aborde pas directement cette question, son ouvrage pourrait participer d’une démarche salutaire : tenter de renouer les liens distendus entre éthique et politique.



[1] Cette édition (éditions d’écarts, 2022) comprend le livre I publié en 2012 et le livre II publié en 2019 (chez le même éditeur).

[2] P. 46.

[3] P. 77.

[4] P. 45.

[5] P. 35.

[6] P. 60.

[7] P. 95.

[8] Livre I. Création, Révélation, Rédemption. (P. 39). Nous n’aborderons pas dans le cadre de cet article le sens que l’autrice donne à ces trois mots, les arrachant à la théologie.

[9] Livre II. Humanité. (P.97). L’autrice précise : « par humanité, nous entendons la communauté une et universelle des êtres humains, et par Humanité, ce par quoi ils se trouveraient dans un rapport d’incommensurabilité au monde et aux autres êtres du monde ». (P. 103).

[10] P. 104.

[11] Ibid.

[12] P. 106.

[13] P. 110.

[14] P. 114.

[15] P. 143.

[16] P. 142.

[17] P. 187.

[18] Présentation de l’ouvrage en quatrième de couverture.


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