L’œuvre politique et constitutionnelle de Pascal Paoli réévaluée par les chercheurs Anglo-saxons
L’historiographie du XVIIIe siècle corse est
marquée par un singulier paradoxe : le caractère novateur de la pensée et des
institutions révolutionnaires insulaires est largement reconnu par les
chercheurs étrangers, alors qu’il est parfois sous-estimé par certains auteurs
corses. Le propos de ces derniers est-il déformé par une excessive crainte de
paraître partisans, ou bien versent-ils dans une étrange
autodépréciation ? Tout se passe sous leur plume comme si rien de
remarquable n’avait pu être réalisé par un petit peuple de Méditerranée… Tandis
que Franco Venturi[1],
Denis Lacorne[2]
ou Antonio Trampus[3],
entre autres, soulignaient les avancées intellectuelles et politiques de la
Corse des Lumières, certains auteurs insulaires s’attachaient à en réduire
l’ampleur[4].
Pourtant, les ouvrages publiés récemment par l’Américain David A. Bell, Men on Horseback[5],
et la Britannique Linda Colley, The Gun,
the ship and the pen[6],
ayant eu tous deux un écho considérable, mettent (à nouveau) la Corse à
l’honneur. C’est d’ailleurs par celle-ci que les deux auteurs ouvrent leurs
livres respectifs.
David Bell est historien, professeur à
l’université de Princeton. Son livre traite des révolutions de la période
1750-1820 et de cinq de leurs leaders à partir de la notion de charisme (au
sens de Max Weber) : Pasquale Paoli, George Washington, Napoléon Bonaparte,
Toussaint Louverture et Simón Bolívar. Comme on le voit, u babbu di a patria[7] se trouve en bonne compagnie. Observons
également que deux Corses sont présents parmi les cinq poids lourds choisis par
l’auteur[8].
Linda Colley est également une historienne, professeur à
l’université de Princeton, dont les travaux font à ce point autorité que Jill
Lepore[9]
écrivait il y a quelques temps dans une critique élogieuse, précisément de cet
ouvrage, publiée dans le magazine The New
Yorker, que s’il existait un prix Nobel d’histoire, elle serait sa
candidate[10],
la présentant comme « l’un des historiens les plus réputés dans le
monde »[11].
Nous nous intéresserons plus particulièrement au dernier livre de celle-ci.
Une
histoire mondiale du constitutionnalisme
« Dès les années 1750, les
constitutions annoncent et favorisent la naissance de républiques
révolutionnaires, Corse, États-Unis, France, Haïti... »
Linda Colley[12]
C’est à une histoire mondiale du constitutionnalisme que
s’est livrée l’autrice à travers ce volumineux ouvrage[13].
Et il s’agit réellement d’une histoire mondiale, particulièrement complète, et
non d’une simple comparaison entre les principales traditions
constitutionnelles. Le livre, qui relève de l’histoire globale, traite des
diverses constitutions écrites et mises en œuvre à travers la planète à partir
du mitan du XVIIIe siècle. Son énigmatique intitulé fait naturellement
référence à la plume – servant à rédiger les textes constitutionnels –, au pistolet
– symbolisant les contextes conflictuels qui les font naître –, ainsi qu’au
bateau de l’exil – évoquant le destin de nombre de leurs rédacteurs. Il se
fonde sur l’étude d’une multiplicité de cas qui ont tous nécessité la
consultation de sources primaires et secondaires, et souvent la collaboration
de collègues spécialistes d’un pays ou d’une question particulière. Et ce livre
commence par… la Corse de Pascal Paoli. Linda Colley lui consacre une bonne
partie de son premier chapitre, à savoir deux sections respectivement
intitulées « Corsica » [14]et
« The Wider Reasons Why »[15],
puis y reviendra à plusieurs reprises, notamment lorsqu’elle évoquera l’action
constitutionnelle de Napoléon.
Pourquoi
cette époque ?
Linda Colley explique la multiplication des textes
constitutionnels à partir du milieu du XVIIIe siècle par la conjonction de
plusieurs facteurs. Tout d’abord, la forte progression à cette époque-là de
l’alphabétisation et de l’édition : il était plus utile de rédiger une constitution
à un moment où elle pourrait être largement reproduite, diffusée, lue, comprise
et intégrée par les citoyens[16].
Par ailleurs, elle souligne que durant la même période, les
conflits deviennent extrêmement coûteux, en vies humaines bien sûr, mais
également financièrement, dans le contexte de ce qu’elle appelle les « guerres
hybrides » (hybrid warfare)
menées par les puissances occidentales. Observons que l’historienne n’utilise
pas cette expression dans le sens que nous lui connaissons généralement
aujourd’hui. Elle entend désigner ici les affrontements faisant intervenir
conjointement de puissantes marines et de considérables armées terrestres[17].
Dans une telle situation, une constitution reconnaissant des droits et libertés
aux citoyens (en matière religieuse par exemple) peut être considérée comme une
contrepartie aux sacrifices humains (conscription) et financiers (accroissement
de la fiscalité) qu’ils leurs sont imposés dans le cadre de l’effort de guerre.
Mais Linda Colley pointe également une relation de cause à effet entre guerres
hybrides et révolutions, la croissante intensité des premières ayant entrainé
les secondes. Linda Colley observe d’ailleurs que les nations les plus
impliquées dans ces guerres hybrides – à savoir la Grande-Bretagne, la France
et l’Espagne – eurent à cette époque à affronter des conflits de nature
révolutionnaire qui ont tous donné lieu à des expériences constitutionnelles[18].
Enfin, tout cela est naturellement à replacer dans le contexte des Lumières et
du foisonnement d’idées nouvelles qu’elles ont généré dans tout le monde
occidental :
Le point essentiel est qu’en termes constitutionnels – et à
bien d’autres égards – l’Atlantique n’a jamais été aussi large en pratique. De
part et d’autre de cet océan, les expérimentations et les écrits politiques se
sont multipliés et ont vu croître leur créativité à partir du milieu du XVIIIe
siècle, car de chaque côté il y avait des sollicitations et des défis
globalement similaires. En Amérique et dans une grande partie de l’Europe, les
intellectuels et les militants ont été influencés par les notions développées
par les Lumières de systématisation et de réforme du gouvernement, de la loi et
des droits ; en Amérique et dans une grande partie de l’Europe, mettre en
œuvre ces idées était rendu plus urgent par le développement de l’impression et
des exigences de la guerre[19].
Enfin, la rédaction d’une constitution pouvait être à cette
époque, pour un peuple vis-à-vis de l’extérieur, un moyen d’affirmer sa
modernité et donc sa capacité à s’autogouverner, afin de tenir les
colonisateurs à distance. Linda Colley cite notamment les cas des Constitutions
d’Hawaï, à partir de 1840[20],
et de celle de la Tunisie en 1861[21].
Ces démarches constitutionnelles n’empêcheront pas les Américains – dans le
premier cas – et les Français – dans le second – de s’imposer aux pays en
question. Toutefois, l’autrice montre de façon convaincante que les motivations
des rédacteurs de ces textes n’étaient pas seulement de donner à leurs peuples
respectifs une loi fondamentale, mais également d’envoyer un signal de
modernité à l’opinion internationale en faisant imprimer et diffuser leurs
textes constitutionnels[22].
La Corse
pionnière
L’historienne fait observer que la Constitution rédigée en
1787 à Philadelphie ne constitua pas la première démarche de cette nature,
ajoutant :
Pasquale
Paoli avait essayé cela en Corse en 1755, se rebellant contre le gouvernement
de Gênes et rédigeant ce qu’il désignait explicitement comme une constitution[23].
Puis
elle évoque un second texte pionnier, le Nakaz
de Catherine II de Russie (1767), ajoutant, s’agissant de ces deux
expériences :
De
même, l’idée d’une constitution écrite en tant que loi fondamentale et suprême,
donnant du pouvoir au gouvernement tout en le limitant, n’était
pas une invention des Etats-Unis conçue par leurs seuls moyens[24].
Elle
précise toutefois :
Je ne
prétends pas que ces initiatives européennes, et d’autres, prises après 1750
ont directement influencé les projets constitutionnels américains (bien que
l’action de Paoli en Corse ait sans doute été largement connue dans les
colonies)[25].
Par-delà une prudence scientifique qui l’honore, Linda Colley
ne peut que prendre en compte la chronologie – laquelle prouve de façon imparable
que la Corse fut la plus précoce –, tout en observant que cette chronologie ne
démontre pas à elle seule l’existence d’une influence de la Constitution corse (et
de la Nakaz russe) sur les travaux
des pères fondateurs américains. Ce n’est pas parce que deux événements se
succèdent dans le temps qu’ils sont liés par un rapport de causalité. Toutefois,
l’historienne s’avance davantage dans la dernière phrase, entre parenthèses,
que nous venons de citer. Il est vrai que les américains – et singulièrement
les principaux responsables politiques et militaires – suivaient attentivement
« l’affaire corse ». Parmi de nombreux faits qui l’établissent de
façon indiscutable, nous citerons simplement quelques éléments. Alexander
Hamilton était un admirateur de Paoli, au point que son régiment fut surnommé
le régiment « des Corses »[26] ;
la victoire corse d’octobre 1768 à u Borgu, contre l’armée française, fit
l’objet de discussions techniques sur le plan militaire entre John Sullivan et
Georges Washington[27] ;
on trouve des références aux événements de Corse dans les papiers de Franklin,
d’Adams, de Jefferson, ce dernier ayant du reste régulièrement correspondu avec
l’amie de Paoli, Maria Cosway… On a fait parfois observer qu’en revanche, la
Corse n’est pas explicitement présentée par les pères fondateurs comme une source
d’inspiration pour la Convention de Philadelphie et la Constitution américaine
de 1787. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque Pascal Paoli était devenu le
protégé du roi de Grande-Bretagne, ennemi de la jeune nation américaine. Il
aurait été paradoxal de voir les pères fondateurs s’en réclamer et valoriser
son action. L’importance de la question mérite certainement de poursuivre les
recherches en cours. En tout état de cause, le livre de Linda Colley constitue
un encouragement à cet égard.
« Why
Corsica? »
C’est Linda Colley elle-même qui pose cette question, après
avoir longuement décrit les institutions mises en place par Paoli et souligné
leur caractère novateur :
Dans la pratique,
cependant, et à partir de 1766 par la loi, tous les habitants masculins de
l'île âgés de plus de vingt-cinq ans semblent avoir été à la fois électeurs et
éligibles à la diète. Cela générait potentiellement en Corse un niveau de
démocratie plus large qu'il n'en existait ailleurs dans le monde au milieu du
XVIIIe siècle. (…)
Mais qu'est-ce que cela
signifiait ? Pourquoi ces nouvelles initiatives et transformations de
l’ingénierie politique avaient eu lieu sur une petite île de la Méditerranée
occidentale ? Pourquoi la Corse ? Et pourquoi à ce moment précis ?[28]
L’historienne rappelle qu’à la même époque, même
dans les colonies britanniques d’Amérique où l’abondance de terre bon marché
permettait plus facilement aux colons d’accéder au suffrage, seulement environ
70% des hommes blancs adultes avaient le droit de vote, et que ceux qui se
souciaient de l’exercer étaient encore moins nombreux[29].
Elle entreprend donc d’exposer ce qui a permis à cette étonnante expérience
corse d’advenir, dans une section précisément intitulée « The Wider Reasons Why »[30].
Parmi les conditions qui ont permis la naissance
de cette précoce démocratie, Linda Colley commence par rappeler celles qui tiennent
à la personnalité de Paoli : ses qualités naturelles de leader ; sa
formation à Naples au moment où cette cité était un lieu important de
développement des Lumières ; sa lecture, très tôt, des classiques grecs et
romains, Tite-Live, Plutarque, Horace, Polybe…[31]
Elle observe que s’il a bien commandé De
l’esprit des lois de Montesquieu, ce ne fut qu’après avoir conçu son plan
de gouvernement pour la Corse. En revanche, elle souligne que son intérêt pour
les constitutions est également à mettre en relation avec le parcours de son
père, lequel avait travaillé avec le juriste Sebastianu Costa, proche de Théodore
(roi de Corse, 1736) et auteur des écrits constitutionnels de l’époque. Elle
repère d’ailleurs l’influence directe exercée par le père sur le fils : « …ces premiers projets du père de Paoli sont significatifs par la
place qu’ils accordent aux hommes et aux valeurs militaires, et par leur
insistance sur l’utilité et la vertu suprême des mots couchés sur le
papier. »[32] Mais Linda Colley revient
rapidement aux conditions générales qui ont selon elle favorisé l’éclosion de
démarches constitutionnelles dans le monde occidental de l’époque, et notamment
le développement des guerres et des révolutions :
La
guerre, la menace persistante de la violence armée et les dispositions écrites
en faveur d’une démocratie masculine plus large étaient toutes nécessairement
liées.
Cet
engagement à forger une citoyenneté armée devait quelque chose à l'amour de
Paoli pour les anciens classiques. Mais c'était également une réponse aux
dangers particuliers auxquels la Corse elle-même était confrontée, non
seulement sur le plan interne, mais aussi sur le plan extérieur[33].
D’un point de vue global, l’historienne attribue
un rôle essentiel au contexte de la guerre de Sept Ans (« première guerre
mondiale », selon Winston Churchill et de nombreux historiens) :
Ce
n'est pas par hasard que ce premier essai de rédaction d'une constitution corse
de la part de Paoli (il essaiera à nouveau en 1793) ait eu lieu au début de ce
qui allait devenir plus tard la Guerre de
Sept Ans (les Américains l'appellent la Guerre
Française et Indienne).
Cet
énorme conflit rampant du milieu du XVIIIe siècle, une agrégation de multiples
guerres dans différents continents, ont contribué à focaliser l'esprit de Paoli[34].
Linda Colley souligne que la Guerre de Sept Ans,
qui a largement préoccupé la France, a fourni à Pascal Paoli une occasion
unique : « sa brève fenêtre d’opportunité, ses quelques années capitales
d’expérimentation politique »[35].
Mais Linda Colley trouve également dans l’exemple corse l’illustration la plus
exacte de l’une des motivations centrales des démarches constitutionnelles de
l’époque, selon la théorie qu’elle propose : pour Paoli lui-même, les
droits reconnus aux citoyens par les constitutions auraient constitué des contreparties
à leur engagement – physique et financier – dans les conflits : « “Chaque
Corse doit avoir des droits politiques”, a-t-il assuré, car “si les franchises
dont il est si jaloux n’étaient, en fin de compte, qu’une fiction dérisoire,
quel intérêt aurait-il à défendre le pays ?” »[36]
Nous ajouterons pour notre part que l’on trouve aussi, dans
le cas du chef corse, une autre motivation relevée sur un plan général par
Linda Colley : la volonté d’affichage vis-à-vis de l’extérieur de la
modernité et de la respectabilité de son Etat. Paoli était véritablement dans
cet état d’esprit, ce qui explique qu’il ait décidé de mener un conflit conventionnel,
rompant largement avec la guerre de harcèlement – efficace mais supposée moins
digne d’un Etat – privilégiée par ses prédécesseurs. Par ailleurs, son action
politique incluait une forte démarche de « communication » : perfectionnement
de la littérature de justification (dans
le fil du Disinganno[37], mais mieux conçue, fut publiée la Giustificazione[38]…), journal officiel (Ragguagli[39]),
sans compter le « best-seller » de son ami écossais James Boswell,
lequel proposa à l’admiration de l’Europe, ainsi que de l’Amérique, l’œuvre
politique et institutionnelle de Paoli, la présentant – non sans quelque
exagération – comme une « démocratie parfaite et bien organisée »[40].
La conscience aigüe et précoce qu’avait Paoli de la force de l’écrit et de sa
diffusion – élément central de la thèse de Linda Colley – est parfaitement
illustrée par cet extrait d’une lettre du Général à l’un de ses amis : « Oh! quelle guerre
fait aux Génois la presse!... J'ai encore envoyé à l'imprimerie un manifeste
des Génois avec les notes d'un Corse. Ainsi apparaîtront et notre bonne foi, et
les impostures de nos ennemis... »[41].
On retrouvera ce goût de l’écrit et ce sens de la propagande – sous une forme
démultipliée – chez un autre insulaire qui avait beaucoup appris de
l’expérience paolienne…
L’influence
de l’expérience corse sur l’œuvre constitutionnelle de Napoléon Bonaparte
Linda Colley consacre de nombreuses pages de son ouvrage à
Napoléon Bonaparte et notamment une section intitulée « The Napoleon of Constitutions »[42].
Il est vrai que l’activité constitutionnelle de cette figure historique fut
intense. Toutefois, l’historienne lui prête à cet égard une motivation
différente de celles que nous avons évoquées s’agissant des autres rédacteurs
de constitutions : « Comme certains
observateurs français l'ont également souligné à cette époque, Napoléon a
sciemment employé et façonné des constitutions afin d’accroître et de légitimer
son propre pouvoir. »[43] Ainsi, il se serait moins agi de
reconnaître des droits aux citoyens que de renforcer les siens et de les
étendre jusqu’à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Toutefois, Linda
Colley souligne également l’intérêt tout particulier de Napoléon pour l’écrit
et la littérature : « Il
était aussi personnellement passionné par l'écrit, à la fois en tant que
lecteur et en tant qu’auteur »[44]. L’historienne rappelle
que jeune homme, il s’était essayé à l’écriture littéraire, et que la croyance
en la puissance de transformation de l’écrit n’a jamais cessé de l’habiter[45].
Mais
Linda Colley explique aussi l’intérêt de Napoléon pour les travaux constitutionnels
par ses origines corses. Elle rappelle que sa naissance intervint au moment où
la conquête militaire française de l’île avait lieu et que, jeune adulte, il
demeurait très marqué par cette période historique vécue comme une calamité,
ses écrits de jeunesse en témoignant. Elle les commente ainsi : « …il semble bien qu'au début, Napoléon se
considérait moins comme un sujet volontaire et un citoyen de la France que
comme une victime de la conquête et de la colonisation françaises »[46]. Bien entendu,
cela ne surprendra aucunement ceux qui ont eu connaissance des correspondances
mais aussi des écrits littéraires du jeune Napoléon. Nous pensons évidemment ici
à la fameuse lettre à Paoli du 12 juin 1789 (« Général, Je naquis
quand la patrie périssait. 30 000 Français, vomis sur nos côtes, noyant le
trône de la liberté dans des flots de sang…[47]),
et au texte de fiction intitulé « Nouvelle Corse »[48],
moins connu mais où transparaît sa rancœur à l’égard de la domination française
et dans lequel la période de l’indépendance est présentée comme un âge d’or.
Mais Linda Colley relève également une influence directe de la Corse sur
l’activité constitutionnelle de Napoléon Bonaparte :
De sa jeunesse sur son île natale, Napoléon a ainsi tiré deux
leçons qui ont influencé son activité constitutionnelle ultérieure. En premier
lieu, ses origines corses lui ont donné une certaine compréhension des
humiliations et des ressentiments dont portent la marque ceux qui sont conquis
et occupés par des armées étrangères. En second lieu, il a acquis une idée de
la façon dont les invasions militaires pouvaient parfois être allégées, et ceux
qui y étaient exposés, adoucis, par des initiatives législatives de la part des
conquérants[49].
Quoi qu’il en soit, il est indiscutable que de la
constitution de la République cisalpine (1797) à l’Acte additionnel aux
constitutions de l’empire (1815), l’activité de Napoléon Bonaparte fut à cet
égard plutôt prolifique.
-----------
En conclusion de cette réflexion, nous observerons que l’ouvrage
de Linda Colley est bienvenu à plusieurs titres. Tout d’abord, il relève d’un
exercice ambitieux et profondément original. En effet, les textes historiques relatifs
au constitutionnalisme demeurent généralement dans un cadre national, ou
établissent tout au plus des comparaisons entre certaines traditions
juridiques. L’étendue de son champ d’étude a conduit Linda Colley à avoir
recours à des sources multiples. S’agissant par exemple de la Corse, les livres
et documents auxquels elle fait référence témoignent de l’ampleur de ses
recherches : outre les ouvrages incontournables (biographies de Paoli par
Michel Vergé-Franceschi[50]
et Antoine-Marie Graziani, récit de Boswell), elle a travaillé directement sur
la volumineuse correspondance du Général, notamment sur les lettres publiées
par le Docteur Perelli au XIXe siècle[51]
et plus récemment par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi[52].
De nombreux autres textes sont cités, étayant son propos et renforçant sa
démonstration.
Autre originalité de son approche : elle a replacé les
constitutions écrites dans le champ plus général de la littérature. Elle
observe fort judicieusement que les responsables politiques qui les écrivaient exerçaient
également d’autres activités littéraires et culturelles, et que l’époque dont
elle traite n’est pas seulement celle du développement des textes
constitutionnels, mais aussi celle d’une large démarche d’alphabétisation,
d’une diffusion massive des textes imprimés, de la multiplication des traductions,
ainsi que de la popularisation du roman. Et elle n’hésite pas à l’écrire :
« Une constitution, après tout, comme un
roman, invente et raconte l'histoire d'un lieu et d'un peuple. Ces documents étaient
- et sont - toujours davantage qu'eux-mêmes, et davantage qu'une question de
droit et de politique »[53].
Enfin, s’agissant de la Corse des Lumières et des
révolutions, elle réévalue considérablement la constitution de 1755, ainsi que
l’expérience paolienne qu’elle présente dès les premières pages comme la
première des républiques révolutionnaires, revenant sur ce point régulièrement
et jusqu’à sa conclusion : « Dès les années 1750, les constitutions annoncent et
favorisent la naissance des républiques révolutionnaires, Corse, États-Unis,
France, Haïti... »[54] Par ailleurs,
l’historienne reconnait pleinement l’influence de la Corse sur les activités
constitutionnelles de Napoléon Bonaparte, alors que la plupart des nombreux
biographes de ce dernier n’ont considéré l’île que comme un lieu de naissance. À
cet égard, le livre de Linda Colley constitue une nouvelle pièce au dossier des
chercheurs qui travaillent actuellement à démontrer les relations de filiation existant
entre la pensée politique corse du XVIIIe siècle et l’action publique de
Napoléon. Ces relations ont déjà été établies à maints égards : action
éducative forte[55],
sécularisation « tempérée »[56],
politique juive…[57]
De façon plus générale, il est appréciable de voir l’ouvrage
de Linda Colley mettre à l’honneur la Constitution corse de 1755, alors que
cette dernière a été ignorée dans certains ouvrages de référence, à l’instar de
celui de Jacques Godechot et Hervé Faupin qui, s’agissant de la Corse, se borne
à citer le projet de Constitution de Jean-Jacques Rousseau (texte n’ayant jamais
eu vocation à être concrètement appliqué dans l’île)[58].
Au reste, on rappellera que la Constitution de Paoli recèle, dans son préambule
de quelques lignes, quelques trésors d’innovation. Outre les notions modernes
de « constitution » (explicitement annoncée, comme le relève
d’ailleurs Linda Colley[59])
et de « nation » (au sens d’opérateur d’une volonté politique commune
et non plus simplement, comme auparavant, d’ensemble de natifs ou d’originaires
d’un territoire), on y relève l’idée d’« autodétermination des peuples »
(bien longtemps avant qu’elle ne soit admise – du moins en théorie – par le
droit international), ainsi que le « droit au bonheur » (que l’on
retrouvera en 1776 dans la déclaration d’indépendance américaine). Nous
conclurons sur cette dernière notion, laquelle a été l’objet ces dernières
années de nombreux travaux universitaires. Mais d’ores et déjà, ainsi que le
soulignent notamment les Professeurs Antonio Trampus – dans sa Storia del costituzionalismo italiano
nell’età dei Lumi[60]
–, et Wanda Mastor – dans son commentaire, pour les éditions Dalloz, de la Déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen[61]
–, il est clair que la Corse pourrait faire valoir ici ses droits d’antériorité.
[1] Le grand spécialiste italien des Lumières
consacre à « La rivoluzione de Corsica » le premier chapitre (plus de
deux-cents pages) de son Italia dei Lumi
(1764-1790). Il s’agit de la cinquième partie de son œuvre majeure Settecento riformatore (Giulio Einaudi
editore, Torino, 1987).
[2] Voir infra.
[3] Voir infra.
[4] Nous pensons ici notamment à François
Piazza et à son introduction à la traduction de la Giustificazione (Don Gregorio Salvini), dans laquelle il conteste,
contre toute évidence, la portée et le caractère novateur de ce texte, dont les
arguments, selon lui, « sentent l’Ancien Régime » (Justification de la Révolution de Corse,
Editions Alain Piazzola, 2010, p. 11. Voir sur ce point : J.-G. Talamoni, Littérature et politique en Corse, Albiana,
2013, p. 85 sqq.) Ou encore à
l’historien Francis Pomponi qui sous-évalue la portée constitutionnelle du
texte de 1755. (Voir, en sens inverse, la démonstration de Jean-Yves Coppolani,
professeur émérite de droit public à l’université de Corse, dans « Le
républicanisme de Paoli, entre constitutionnalisme latin et constitutionnalisme
britannique », in Héros de Plutarque.
Les grandes figures de la Corse : histoire, mémoires et récits, ouvrage
collectif, Ed. Alain Piazzola, 2022).
[5] Men
on horseback. The power of charisma in the age of revolution, Farrar,
Straus and Giroux, New York, 2020.
[6] The
Gun, the Ship and the Pen. Warfare, Constitutions, and the Making of the Modern
World, Profile Books Ltd, London, 2021.
[7] « Le père de la patrie », ainsi
qu’on le nomme dans l’île.
[8] S’il n’est pas question de flatter ici –
de façon quelque peu puérile – notre moi
collectif, il n’est pas inutile en revanche de prendre conscience de la
richesse exceptionnelle – au plein
sens du mot – des XVIIIe et XIXe siècles insulaires.
[9] Professeur d’histoire américaine à Harvard,
auteur d’essais et de critiques traduits et diffusés sur le plan international.
[10] « If
there were a Nobel Prize in History, Colley would be my nominee. »,
phrase qui fut reprise et commentée par d’autres historiens. (« When Constitutions took over the
world », The New Yorker, 22
mars 2021, newyorker.com).
[11] « Colley,
one of the world’s acclaimed historians… » (Ibid.)
[12] « From
the 1750s, constitutions heralded and aided the emergence of revolutionary
republics, Corsica, the United States, France, Haiti and more. », The Gun, the Ship and the Pen…, Epilogue, p. 413. Les traductions en
français sont de l’auteur de l’article.
[13] De 502 pages.
[14] P. 17.
[15] « Les principales raisons pour
lesquelles », p. 20.
[16] Voir : « The force of print », p. 107 sqq.
[17] « Today,
this phrase - hybrid warfare - normally refers to the synchronised deployment
in conflict of multiple instruments of power and destruction: irregular forces
alongside regular armies, together with terrorism, cyber-warfare,
disinformation campaigns etc. In this book, however, I use the term hybrid
warfare more narrowly, to refer to a calculated amalgam of fighting at sea as
well as fighting on land. » (Aujourd'hui,
cette expression - guerre hybride - fait normalement référence au déploiement
synchronisé dans un conflit de divers instruments de pouvoir et de
destruction : des forces irrégulières aux côtés d'armées régulières, le
terrorisme, la cyber-guerre, les campagnes de désinformation, etc. Dans ce
livre toutefois, j'utilise le terme guerre hybride dans un sens plus étroit,
pour désigner une combinaison de combats maritimes et de combats terrestres.)
(P. 28).
[18] Voir : « Hybrid Wars and Revolutions », p. 34 sqq.
[19] « The vital point is that in constitutional terms - and in many
other respects - the Atlantic was never in practice all that wide. On both
sides of this ocean, political experiments and writings accelerated in number
and creativity from the middle of the eighteenth century, because on each side
there were some broadly similar stimuli and challenges. In America , as in much
of Europe, intellectuals and activists were attracted by Enlightenment notions
of systematising and reforming government, law and rights ; and in America, as
in much of Europe, acting on these ideas was made more urgent by the rising impress and demands of war. »
(P. 113).
[20] Voir : p. 295 sqq.
[21] Voir : p. 306 sqq.
[22] Voir : p. 310.
[23] « Pasquale
Paoli had tried this in Corsica in 1755, rebelling against rule by Genoa, and
drafting in the process what he
explicitly termed a constitution. » (P. 112).
[24] « By the same token, the idea of a written
constitution as a supreme fundamental law, restricting as well as empowering
government, was not an invention of a self-made United States. » (P. 112).
[25] « I
am not arguing that these and other post-1750 European initiatives directly
influenced American constitutional projects (though there was certainly wide
knowledge in the colonies of Paoli's actions on Corsica). » (P. 113).
[26] Voir notamment : Denis Lacorne, L’invention de la république, le modèle
américain, CERI, Hachette, 1991, p. 91.
[27] Lettre de Sullivan à Washington du 25
novembre 1777.
[28] « In practice, though, and from 1766 by
law, all of the island's male inhabitants over the age of twenty-five seem to
have been eligible both to stand for election to the diet and to vote for its
members. Potentially, this provided for a wider level of democracy on Corsica
than existed anywere else in the mid-eighteenth-century world. (…) Yet what did it mean that these new
initiatives and transformations in political technology should have occurred on
a small island in the western Mediterranean? Why Corsica? And why at this point
in time? » (P. 20).
[29] Ibid.
[30] Voir p. 20 sqq.
[31] P. 20 sq.
[32] « …these
early projects by Paoli's father are significant in terms of the emphasis they
place on the importance of military men and values, and in their insistence on
the supreme virtue and utility of words set down on paper. » (P.
21).
[33] « War, the persistent threat of armed violence and written
provisions for wider male democracy were all necessarily intertwined. This
commitment to forging an armed citizenry owed something to Paoli's love of the
ancient classics. But it was also a response to the specific dangers
confronting Corsica itself, not simply internally, but also from without. »
(P. 23).
[34] « It was no accident at all that this first attempt at drafting a
Corsican constitution on Paoli's part (he would try again in 1793) should have
emerged in the early stages of what would later become known as the Seven
Years' War (Americans call it the French and Indian War). This huge, prawling
mid-eighteenth-century conflict, an aggregation of multiple struggles in
different continents, worked to focus Paoli's mind. » (P. 24).
[35] « his
brief window of opportunity, his few years of exploratory and momentous
political time. » (P. 25).
[36] « “Every Corsican must have some political rights”, he argued,
since otherwise “if the franchise of which he is so jealous is, in the end, but
a laughable fiction, what interest would he take in defending the
country?” » (P. 23). L. Colley reprend ces mots de Paoli cités dans le
Pascal Paoli d’Antoine-Marie Graziani
auquel elle fait référence (Tallandier, 2002, p. 139).
[37] Disinganno Intorno alla
Guerra di Corsica Scoperto da Curzio Tulliano Corso ad un suo amico dimorante
nell’ Isola, In Colonia, e in Trevigi, 1736.
[38] Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, e della ferma risoluzione
presa da’ Corsi di non sottomettersi mai più’ al dominio di Genova, Corti,
1758.
[39] Voir : Antoine-Marie
Graziani, Carlo Bitossi, Ragguagli
dell’Isola di Corsica, 1760-1768 (édition critique), Ed. Alain Piazzola,
Ajaccio, 2010.
[40] An
account of Corsica, 1768, édition bilingue traduite et présentée par Jean
Viviès, Albiana, Ajaccio, 2019, p. 116.
[41] « Ed oh che guerra fa a 'Genovesi la stampa!... Ho
mandato a stampare ancora un manifesto de 'Genovesi colle note d'un corsô, e da
questo apparirano, e le nostre ragioni e le imposture de 'nostri
nemici... », Lettre à Rivarola, citée par Marie-Thérèse Avon-Soletti, La Corse et Pascal Paoli. Essai sur la
constitution de la Corse, La Marge, Ajaccio, 1999, p. 926.
[42] P. 168 sqq.
[43] « As
some French observers also pointed out at this time, Napoleon did knowingly
employ and shape constitutions in order to advance and legitimise his own
power. » (P. 172).
[44] « He
was also personally addicted to the written word, both as a reader and as an
author. » (P. 173).
[45] Ibid.
[46] « …it
does seem to have been the case that, initially, Napoleon viewed himself less
as a willing subject and citizen of France than as a victim of French conquest
and colonisation. » (P. 173).
[47] Napoléon
Bonaparte, Correspondance générale, Fondation Napoléon - Fayard, Paris,
2004, tome 1er, p. 76.
[48] Napoléon Bonaparte, Œuvres littéraires et écrits militaires, publiés par Jean Tulard,
Société Encyclopédique Française, 1967.
[49] « From
his early life on his home island, Napoleon thus took two lessons that
influenced his later constitutional activity. At one level, his Corsican
origins gave him some understanding of the humiliations and ressentmens felt by
those who are conquered and occupied by alien armies. At another level, he also
acquired a sense of how military invasions might sometimes be smoothed over,
and those exposed to them mollified, by legislative initiatives on the part of
the conquerors. » (P.
174).
[50] Michel Vergé-Franceschi, Paoli. Un Corse des Lumières, Fayard,
2005.
[51] Pascal
Paoli, Lettres, publiées par le
Docteur Louis-Antoine Perelli, Société des Sciences Historiques et Naturelles
de la Corse, Ollagnier, Bastia, 1884-1899.
[52] Pascal Paoli, Correspondance, Edition critique établie par Antoine-Marie Graziani
et Carlo Bitossi, Ed. Alain Piazzola, Ajaccio, publication à partir de 2004.
[53] « A constitution, after all, like a novel, invents and tells the story of a place and a people. These documents were - and are - always more than themselves, and more too than a matter of law and politics. » (P. 12).
[54] « Epilogue », p. 413. Par ailleurs, lorsqu’elle évoque le lien
entre constitutionnalisme et franc-maçonnerie, elle cite Paoli – en premier –
parmi les plus grands constitutionnalistes : « It is suggestive just how many prominent constitutionalists, be
Pasquale Paoli in Corsica, or George Washington and Benjamin Franklin in the
United States, or Jean-Jacques-Régis de Cambacérès in France (...) or Simón
Bolivar (...) were also avid members of masonic lodges. » (P. 262).
[55] Les deux hommes d’Etat ont notamment attaché
une grande importance à l’université, qu’il se soit agi d’une création (Pascal
Paoli) ou d’une réorganisation (Napoléon Bonaparte).
[56] Pour l’un comme pour l’autre, la
nécessaire séparation de l’ordre politique et de l’ordre ecclésial ne supposait
pas une attitude antireligieuse comme celle qui avait caractérisé la
Convention.
[57] L’intégration des Juifs à l’Etat fut
l’objectif politique de Pascal Paoli, avant d'être celui de Napoléon Bonaparte.
[58] « Introduction », Les Constitutions de la France depuis 1789,
Flammarion, Paris, 1979-2018.
[59] « …a
term (costituzione) he explicitly employed. » (P. 18).
[60] Antonio Trampus observe à cet égard que
deux à trois décennies plus tard, les rédacteurs des textes constitutionnels
américains et européens iront dans le même sens : « L’insistenza sul momento rivoluzionario come inizio di
una fase costituente, insomma, apriva la strada per la trasformazione in realtà
giuridica di concetti come la costanza della costituzione e il diritto alla
felicità, che due e tre decenni più tardi sarebbero stati accolti nelle carte
costituzionali americane ed europee. » (Editori Laterza, Bari, 2009, p. 79). Cf.
également, du même auteur : Il
diritto alla felicità. Storia di un’ idea, Roma-Bari, 2008.
[61] « Pourtant, le premier texte à proclamer
le droit au bonheur au XVIIIe siècle ne fut pas adopté outre-Atlantique mais en
mer Méditerranée. La Diète Générale représentant le peuple de Corse (…) proclame
(…) une constitution propre à assurer la félicité de la nation… » (Octobre
2021, p. 13 sq.)