L’œuvre politique et constitutionnelle de Pascal Paoli réévaluée par les chercheurs Anglo-saxons

Réflexions sur The Gun, the ship and the pen, de Linda Colley
(Article publié en décembre 2022 dans la Revue Française de Droit Constitutionnel)

 

L’historiographie du XVIIIe siècle corse est marquée par un singulier paradoxe : le caractère novateur de la pensée et des institutions révolutionnaires insulaires est largement reconnu par les chercheurs étrangers, alors qu’il est parfois sous-estimé par certains auteurs corses. Le propos de ces derniers est-il déformé par une excessive crainte de paraître partisans, ou bien versent-ils dans une étrange autodépréciation ? Tout se passe sous leur plume comme si rien de remarquable n’avait pu être réalisé par un petit peuple de Méditerranée… Tandis que Franco Venturi[1], Denis Lacorne[2] ou Antonio Trampus[3], entre autres, soulignaient les avancées intellectuelles et politiques de la Corse des Lumières, certains auteurs insulaires s’attachaient à en réduire l’ampleur[4]. Pourtant, les ouvrages publiés récemment par l’Américain David A. Bell, Men on Horseback[5], et la Britannique Linda Colley, The Gun, the ship and the pen[6], ayant eu tous deux un écho considérable, mettent (à nouveau) la Corse à l’honneur. C’est d’ailleurs par celle-ci que les deux auteurs ouvrent leurs livres respectifs.

David Bell est historien, professeur à l’université de Princeton. Son livre traite des révolutions de la période 1750-1820 et de cinq de leurs leaders à partir de la notion de charisme (au sens de Max Weber) : Pasquale Paoli, George Washington, Napoléon Bonaparte, Toussaint Louverture et Simón Bolívar. Comme on le voit, u babbu di a patria[7] se trouve en bonne compagnie. Observons également que deux Corses sont présents parmi les cinq poids lourds choisis par l’auteur[8].

Linda Colley est également une historienne, professeur à l’université de Princeton, dont les travaux font à ce point autorité que Jill Lepore[9] écrivait il y a quelques temps dans une critique élogieuse, précisément de cet ouvrage, publiée dans le magazine The New Yorker, que s’il existait un prix Nobel d’histoire, elle serait sa candidate[10], la présentant comme « l’un des historiens les plus réputés dans le monde »[11]. Nous nous intéresserons plus particulièrement au dernier livre de celle-ci.

 

 

Une histoire mondiale du constitutionnalisme

 

« Dès les années 1750, les constitutions annoncent et favorisent la naissance de républiques révolutionnaires, Corse, États-Unis, France, Haïti... »

Linda Colley[12]

 

C’est à une histoire mondiale du constitutionnalisme que s’est livrée l’autrice à travers ce volumineux ouvrage[13]. Et il s’agit réellement d’une histoire mondiale, particulièrement complète, et non d’une simple comparaison entre les principales traditions constitutionnelles. Le livre, qui relève de l’histoire globale, traite des diverses constitutions écrites et mises en œuvre à travers la planète à partir du mitan du XVIIIe siècle. Son énigmatique intitulé fait naturellement référence à la plume – servant à rédiger les textes constitutionnels –, au pistolet – symbolisant les contextes conflictuels qui les font naître –, ainsi qu’au bateau de l’exil – évoquant le destin de nombre de leurs rédacteurs. Il se fonde sur l’étude d’une multiplicité de cas qui ont tous nécessité la consultation de sources primaires et secondaires, et souvent la collaboration de collègues spécialistes d’un pays ou d’une question particulière. Et ce livre commence par… la Corse de Pascal Paoli. Linda Colley lui consacre une bonne partie de son premier chapitre, à savoir deux sections respectivement intitulées « Corsica » [14]et « The Wider Reasons Why »[15], puis y reviendra à plusieurs reprises, notamment lorsqu’elle évoquera l’action constitutionnelle de Napoléon.

 

Pourquoi cette époque ?

 

Linda Colley explique la multiplication des textes constitutionnels à partir du milieu du XVIIIe siècle par la conjonction de plusieurs facteurs. Tout d’abord, la forte progression à cette époque-là de l’alphabétisation et de l’édition : il était plus utile de rédiger une constitution à un moment où elle pourrait être largement reproduite, diffusée, lue, comprise et intégrée par les citoyens[16].

Par ailleurs, elle souligne que durant la même période, les conflits deviennent extrêmement coûteux, en vies humaines bien sûr, mais également financièrement, dans le contexte de ce qu’elle appelle les « guerres hybrides » (hybrid warfare) menées par les puissances occidentales. Observons que l’historienne n’utilise pas cette expression dans le sens que nous lui connaissons généralement aujourd’hui. Elle entend désigner ici les affrontements faisant intervenir conjointement de puissantes marines et de considérables armées terrestres[17]. Dans une telle situation, une constitution reconnaissant des droits et libertés aux citoyens (en matière religieuse par exemple) peut être considérée comme une contrepartie aux sacrifices humains (conscription) et financiers (accroissement de la fiscalité) qu’ils leurs sont imposés dans le cadre de l’effort de guerre. Mais Linda Colley pointe également une relation de cause à effet entre guerres hybrides et révolutions, la croissante intensité des premières ayant entrainé les secondes. Linda Colley observe d’ailleurs que les nations les plus impliquées dans ces guerres hybrides – à savoir la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne – eurent à cette époque à affronter des conflits de nature révolutionnaire qui ont tous donné lieu à des expériences constitutionnelles[18]. Enfin, tout cela est naturellement à replacer dans le contexte des Lumières et du foisonnement d’idées nouvelles qu’elles ont généré dans tout le monde occidental :

 

Le point essentiel est qu’en termes constitutionnels – et à bien d’autres égards – l’Atlantique n’a jamais été aussi large en pratique. De part et d’autre de cet océan, les expérimentations et les écrits politiques se sont multipliés et ont vu croître leur créativité à partir du milieu du XVIIIe siècle, car de chaque côté il y avait des sollicitations et des défis globalement similaires. En Amérique et dans une grande partie de l’Europe, les intellectuels et les militants ont été influencés par les notions développées par les Lumières de systématisation et de réforme du gouvernement, de la loi et des droits ; en Amérique et dans une grande partie de l’Europe, mettre en œuvre ces idées était rendu plus urgent par le développement de l’impression et des exigences de la guerre[19].

 

Enfin, la rédaction d’une constitution pouvait être à cette époque, pour un peuple vis-à-vis de l’extérieur, un moyen d’affirmer sa modernité et donc sa capacité à s’autogouverner, afin de tenir les colonisateurs à distance. Linda Colley cite notamment les cas des Constitutions d’Hawaï, à partir de 1840[20], et de celle de la Tunisie en 1861[21]. Ces démarches constitutionnelles n’empêcheront pas les Américains – dans le premier cas – et les Français – dans le second – de s’imposer aux pays en question. Toutefois, l’autrice montre de façon convaincante que les motivations des rédacteurs de ces textes n’étaient pas seulement de donner à leurs peuples respectifs une loi fondamentale, mais également d’envoyer un signal de modernité à l’opinion internationale en faisant imprimer et diffuser leurs textes constitutionnels[22].

 

La Corse pionnière

 

L’historienne fait observer que la Constitution rédigée en 1787 à Philadelphie ne constitua pas la première démarche de cette nature, ajoutant :

Pasquale Paoli avait essayé cela en Corse en 1755, se rebellant contre le gouvernement de Gênes et rédigeant ce qu’il désignait explicitement comme une constitution[23].

Puis elle évoque un second texte pionnier, le Nakaz de Catherine II de Russie (1767), ajoutant, s’agissant de ces deux expériences :

De même, l’idée d’une constitution écrite en tant que loi fondamentale et suprême, donnant du pouvoir au gouvernement tout en le limitant, n’était pas une invention des Etats-Unis conçue par leurs seuls moyens[24].

Elle précise toutefois :

Je ne prétends pas que ces initiatives européennes, et d’autres, prises après 1750 ont directement influencé les projets constitutionnels américains (bien que l’action de Paoli en Corse ait sans doute été largement connue dans les colonies)[25].

Par-delà une prudence scientifique qui l’honore, Linda Colley ne peut que prendre en compte la chronologie – laquelle prouve de façon imparable que la Corse fut la plus précoce –, tout en observant que cette chronologie ne démontre pas à elle seule l’existence d’une influence de la Constitution corse (et de la Nakaz russe) sur les travaux des pères fondateurs américains. Ce n’est pas parce que deux événements se succèdent dans le temps qu’ils sont liés par un rapport de causalité. Toutefois, l’historienne s’avance davantage dans la dernière phrase, entre parenthèses, que nous venons de citer. Il est vrai que les américains – et singulièrement les principaux responsables politiques et militaires – suivaient attentivement « l’affaire corse ». Parmi de nombreux faits qui l’établissent de façon indiscutable, nous citerons simplement quelques éléments. Alexander Hamilton était un admirateur de Paoli, au point que son régiment fut surnommé le régiment « des Corses »[26] ; la victoire corse d’octobre 1768 à u Borgu, contre l’armée française, fit l’objet de discussions techniques sur le plan militaire entre John Sullivan et Georges Washington[27] ; on trouve des références aux événements de Corse dans les papiers de Franklin, d’Adams, de Jefferson, ce dernier ayant du reste régulièrement correspondu avec l’amie de Paoli, Maria Cosway… On a fait parfois observer qu’en revanche, la Corse n’est pas explicitement présentée par les pères fondateurs comme une source d’inspiration pour la Convention de Philadelphie et la Constitution américaine de 1787. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque Pascal Paoli était devenu le protégé du roi de Grande-Bretagne, ennemi de la jeune nation américaine. Il aurait été paradoxal de voir les pères fondateurs s’en réclamer et valoriser son action. L’importance de la question mérite certainement de poursuivre les recherches en cours. En tout état de cause, le livre de Linda Colley constitue un encouragement à cet égard.

 

« Why Corsica? »

 

C’est Linda Colley elle-même qui pose cette question, après avoir longuement décrit les institutions mises en place par Paoli et souligné leur caractère novateur :

Dans la pratique, cependant, et à partir de 1766 par la loi, tous les habitants masculins de l'île âgés de plus de vingt-cinq ans semblent avoir été à la fois électeurs et éligibles à la diète. Cela générait potentiellement en Corse un niveau de démocratie plus large qu'il n'en existait ailleurs dans le monde au milieu du XVIIIe siècle. (…)

Mais qu'est-ce que cela signifiait ? Pourquoi ces nouvelles initiatives et transformations de l’ingénierie politique avaient eu lieu sur une petite île de la Méditerranée occidentale ? Pourquoi la Corse ? Et pourquoi à ce moment précis ?[28]

 

L’historienne rappelle qu’à la même époque, même dans les colonies britanniques d’Amérique où l’abondance de terre bon marché permettait plus facilement aux colons d’accéder au suffrage, seulement environ 70% des hommes blancs adultes avaient le droit de vote, et que ceux qui se souciaient de l’exercer étaient encore moins nombreux[29]. Elle entreprend donc d’exposer ce qui a permis à cette étonnante expérience corse d’advenir, dans une section précisément intitulée « The Wider Reasons Why »[30].

Parmi les conditions qui ont permis la naissance de cette précoce démocratie, Linda Colley commence par rappeler celles qui tiennent à la personnalité de Paoli : ses qualités naturelles de leader ; sa formation à Naples au moment où cette cité était un lieu important de développement des Lumières ; sa lecture, très tôt, des classiques grecs et romains, Tite-Live, Plutarque, Horace, Polybe…[31] Elle observe que s’il a bien commandé De l’esprit des lois de Montesquieu, ce ne fut qu’après avoir conçu son plan de gouvernement pour la Corse. En revanche, elle souligne que son intérêt pour les constitutions est également à mettre en relation avec le parcours de son père, lequel avait travaillé avec le juriste Sebastianu Costa, proche de Théodore (roi de Corse, 1736) et auteur des écrits constitutionnels de l’époque. Elle repère d’ailleurs l’influence directe exercée par le père sur le fils : « …ces premiers projets du père de Paoli sont significatifs par la place qu’ils accordent aux hommes et aux valeurs militaires, et par leur insistance sur l’utilité et la vertu suprême des mots couchés sur le papier. »[32] Mais Linda Colley revient rapidement aux conditions générales qui ont selon elle favorisé l’éclosion de démarches constitutionnelles dans le monde occidental de l’époque, et notamment le développement des guerres et des révolutions :

La guerre, la menace persistante de la violence armée et les dispositions écrites en faveur d’une démocratie masculine plus large étaient toutes nécessairement liées.

Cet engagement à forger une citoyenneté armée devait quelque chose à l'amour de Paoli pour les anciens classiques. Mais c'était également une réponse aux dangers particuliers auxquels la Corse elle-même était confrontée, non seulement sur le plan interne, mais aussi sur le plan extérieur[33].

 

D’un point de vue global, l’historienne attribue un rôle essentiel au contexte de la guerre de Sept Ans (« première guerre mondiale », selon Winston Churchill et de nombreux historiens) :

 

Ce n'est pas par hasard que ce premier essai de rédaction d'une constitution corse de la part de Paoli (il essaiera à nouveau en 1793) ait eu lieu au début de ce qui allait devenir plus tard la Guerre de Sept Ans (les Américains l'appellent la Guerre Française et Indienne).

Cet énorme conflit rampant du milieu du XVIIIe siècle, une agrégation de multiples guerres dans différents continents, ont contribué à focaliser l'esprit de Paoli[34].

 

Linda Colley souligne que la Guerre de Sept Ans, qui a largement préoccupé la France, a fourni à Pascal Paoli une occasion unique : « sa brève fenêtre d’opportunité, ses quelques années capitales d’expérimentation politique »[35]. Mais Linda Colley trouve également dans l’exemple corse l’illustration la plus exacte de l’une des motivations centrales des démarches constitutionnelles de l’époque, selon la théorie qu’elle propose : pour Paoli lui-même, les droits reconnus aux citoyens par les constitutions auraient constitué des contreparties à leur engagement – physique et financier – dans les conflits : « “Chaque Corse doit avoir des droits politiques”, a-t-il assuré, car “si les franchises dont il est si jaloux n’étaient, en fin de compte, qu’une fiction dérisoire, quel intérêt aurait-il à défendre le pays ?” »[36]

Nous ajouterons pour notre part que l’on trouve aussi, dans le cas du chef corse, une autre motivation relevée sur un plan général par Linda Colley : la volonté d’affichage vis-à-vis de l’extérieur de la modernité et de la respectabilité de son Etat. Paoli était véritablement dans cet état d’esprit, ce qui explique qu’il ait décidé de mener un conflit conventionnel, rompant largement avec la guerre de harcèlement – efficace mais supposée moins digne d’un Etat – privilégiée par ses prédécesseurs. Par ailleurs, son action politique incluait une forte démarche de « communication » : perfectionnement de la littérature de justification (dans le fil du Disinganno[37], mais mieux conçue, fut publiée la Giustificazione[38]), journal officiel (Ragguagli[39]), sans compter le « best-seller » de son ami écossais James Boswell, lequel proposa à l’admiration de l’Europe, ainsi que de l’Amérique, l’œuvre politique et institutionnelle de Paoli, la présentant – non sans quelque exagération – comme une « démocratie parfaite et bien organisée »[40]. La conscience aigüe et précoce qu’avait Paoli de la force de l’écrit et de sa diffusion – élément central de la thèse de Linda Colley – est parfaitement illustrée par cet extrait d’une lettre du Général à l’un de ses amis : « Oh! quelle guerre fait aux Génois la presse!... J'ai encore envoyé à l'imprimerie un manifeste des Génois avec les notes d'un Corse. Ainsi apparaîtront et notre bonne foi, et les impostures de nos ennemis... »[41]. On retrouvera ce goût de l’écrit et ce sens de la propagande – sous une forme démultipliée – chez un autre insulaire qui avait beaucoup appris de l’expérience paolienne…

 

L’influence de l’expérience corse sur l’œuvre constitutionnelle de Napoléon Bonaparte

 

Linda Colley consacre de nombreuses pages de son ouvrage à Napoléon Bonaparte et notamment une section intitulée « The Napoleon of Constitutions »[42]. Il est vrai que l’activité constitutionnelle de cette figure historique fut intense. Toutefois, l’historienne lui prête à cet égard une motivation différente de celles que nous avons évoquées s’agissant des autres rédacteurs de constitutions : « Comme certains observateurs français l'ont également souligné à cette époque, Napoléon a sciemment employé et façonné des constitutions afin d’accroître et de légitimer son propre pouvoir. »[43] Ainsi, il se serait moins agi de reconnaître des droits aux citoyens que de renforcer les siens et de les étendre jusqu’à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Toutefois, Linda Colley souligne également l’intérêt tout particulier de Napoléon pour l’écrit et la littérature : « Il était aussi personnellement passionné par l'écrit, à la fois en tant que lecteur et en tant qu’auteur »[44]. L’historienne rappelle que jeune homme, il s’était essayé à l’écriture littéraire, et que la croyance en la puissance de transformation de l’écrit n’a jamais cessé de l’habiter[45]. 

Mais Linda Colley explique aussi l’intérêt de Napoléon pour les travaux constitutionnels par ses origines corses. Elle rappelle que sa naissance intervint au moment où la conquête militaire française de l’île avait lieu et que, jeune adulte, il demeurait très marqué par cette période historique vécue comme une calamité, ses écrits de jeunesse en témoignant. Elle les commente ainsi : « …il semble bien qu'au début, Napoléon se considérait moins comme un sujet volontaire et un citoyen de la France que comme une victime de la conquête et de la colonisation françaises »[46]. Bien entendu, cela ne surprendra aucunement ceux qui ont eu connaissance des correspondances mais aussi des écrits littéraires du jeune Napoléon. Nous pensons évidemment ici à la fameuse lettre à Paoli du 12 juin 1789 (« Général, Je naquis quand la patrie périssait. 30 000 Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang…[47]), et au texte de fiction intitulé « Nouvelle Corse »[48], moins connu mais où transparaît sa rancœur à l’égard de la domination française et dans lequel la période de l’indépendance est présentée comme un âge d’or. Mais Linda Colley relève également une influence directe de la Corse sur l’activité constitutionnelle de Napoléon Bonaparte :

 

De sa jeunesse sur son île natale, Napoléon a ainsi tiré deux leçons qui ont influencé son activité constitutionnelle ultérieure. En premier lieu, ses origines corses lui ont donné une certaine compréhension des humiliations et des ressentiments dont portent la marque ceux qui sont conquis et occupés par des armées étrangères. En second lieu, il a acquis une idée de la façon dont les invasions militaires pouvaient parfois être allégées, et ceux qui y étaient exposés, adoucis, par des initiatives législatives de la part des conquérants[49].

Quoi qu’il en soit, il est indiscutable que de la constitution de la République cisalpine (1797) à l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire (1815), l’activité de Napoléon Bonaparte fut à cet égard plutôt prolifique.

 

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En conclusion de cette réflexion, nous observerons que l’ouvrage de Linda Colley est bienvenu à plusieurs titres. Tout d’abord, il relève d’un exercice ambitieux et profondément original. En effet, les textes historiques relatifs au constitutionnalisme demeurent généralement dans un cadre national, ou établissent tout au plus des comparaisons entre certaines traditions juridiques. L’étendue de son champ d’étude a conduit Linda Colley à avoir recours à des sources multiples. S’agissant par exemple de la Corse, les livres et documents auxquels elle fait référence témoignent de l’ampleur de ses recherches : outre les ouvrages incontournables (biographies de Paoli par Michel Vergé-Franceschi[50] et Antoine-Marie Graziani, récit de Boswell), elle a travaillé directement sur la volumineuse correspondance du Général, notamment sur les lettres publiées par le Docteur Perelli au XIXe siècle[51] et plus récemment par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi[52]. De nombreux autres textes sont cités, étayant son propos et renforçant sa démonstration.

Autre originalité de son approche : elle a replacé les constitutions écrites dans le champ plus général de la littérature. Elle observe fort judicieusement que les responsables politiques qui les écrivaient exerçaient également d’autres activités littéraires et culturelles, et que l’époque dont elle traite n’est pas seulement celle du développement des textes constitutionnels, mais aussi celle d’une large démarche d’alphabétisation, d’une diffusion massive des textes imprimés, de la multiplication des traductions, ainsi que de la popularisation du roman. Et elle n’hésite pas à l’écrire : « Une constitution, après tout, comme un roman, invente et raconte l'histoire d'un lieu et d'un peuple. Ces documents étaient - et sont - toujours davantage qu'eux-mêmes, et davantage qu'une question de droit et de politique »[53].

Enfin, s’agissant de la Corse des Lumières et des révolutions, elle réévalue considérablement la constitution de 1755, ainsi que l’expérience paolienne qu’elle présente dès les premières pages comme la première des républiques révolutionnaires, revenant sur ce point régulièrement et jusqu’à sa conclusion : « Dès les années 1750, les constitutions annoncent et favorisent la naissance des républiques révolutionnaires, Corse, États-Unis, France, Haïti... »[54] Par ailleurs, l’historienne reconnait pleinement l’influence de la Corse sur les activités constitutionnelles de Napoléon Bonaparte, alors que la plupart des nombreux biographes de ce dernier n’ont considéré l’île que comme un lieu de naissance. À cet égard, le livre de Linda Colley constitue une nouvelle pièce au dossier des chercheurs qui travaillent actuellement à démontrer les relations de filiation existant entre la pensée politique corse du XVIIIe siècle et l’action publique de Napoléon. Ces relations ont déjà été établies à maints égards : action éducative forte[55], sécularisation « tempérée »[56], politique juive…[57]

De façon plus générale, il est appréciable de voir l’ouvrage de Linda Colley mettre à l’honneur la Constitution corse de 1755, alors que cette dernière a été ignorée dans certains ouvrages de référence, à l’instar de celui de Jacques Godechot et Hervé Faupin qui, s’agissant de la Corse, se borne à citer le projet de Constitution de Jean-Jacques Rousseau (texte n’ayant jamais eu vocation à être concrètement appliqué dans l’île)[58]. Au reste, on rappellera que la Constitution de Paoli recèle, dans son préambule de quelques lignes, quelques trésors d’innovation. Outre les notions modernes de « constitution » (explicitement annoncée, comme le relève d’ailleurs Linda Colley[59]) et de « nation » (au sens d’opérateur d’une volonté politique commune et non plus simplement, comme auparavant, d’ensemble de natifs ou d’originaires d’un territoire), on y relève l’idée d’« autodétermination des peuples » (bien longtemps avant qu’elle ne soit admise – du moins en théorie – par le droit international), ainsi que le « droit au bonheur » (que l’on retrouvera en 1776 dans la déclaration d’indépendance américaine). Nous conclurons sur cette dernière notion, laquelle a été l’objet ces dernières années de nombreux travaux universitaires. Mais d’ores et déjà, ainsi que le soulignent notamment les Professeurs Antonio Trampus – dans sa Storia del costituzionalismo italiano nell’età dei Lumi[60] –, et Wanda Mastor – dans son commentaire, pour les éditions Dalloz, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[61] –, il est clair que la Corse pourrait faire valoir ici ses droits d’antériorité.



[1] Le grand spécialiste italien des Lumières consacre à « La rivoluzione de Corsica » le premier chapitre (plus de deux-cents pages) de son Italia dei Lumi (1764-1790). Il s’agit de la cinquième partie de son œuvre majeure Settecento riformatore (Giulio Einaudi editore, Torino, 1987).

[2] Voir infra.

[3] Voir infra.

[4] Nous pensons ici notamment à François Piazza et à son introduction à la traduction de la Giustificazione (Don Gregorio Salvini), dans laquelle il conteste, contre toute évidence, la portée et le caractère novateur de ce texte, dont les arguments, selon lui, « sentent l’Ancien Régime » (Justification de la Révolution de Corse, Editions Alain Piazzola, 2010, p. 11. Voir sur ce point : J.-G. Talamoni, Littérature et politique en Corse, Albiana, 2013, p. 85 sqq.) Ou encore à l’historien Francis Pomponi qui sous-évalue la portée constitutionnelle du texte de 1755. (Voir, en sens inverse, la démonstration de Jean-Yves Coppolani, professeur émérite de droit public à l’université de Corse, dans « Le républicanisme de Paoli, entre constitutionnalisme latin et constitutionnalisme britannique », in Héros de Plutarque. Les grandes figures de la Corse : histoire, mémoires et récits, ouvrage collectif, Ed. Alain Piazzola, 2022).

[5] Men on horseback. The power of charisma in the age of revolution, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2020.

[6] The Gun, the Ship and the Pen. Warfare, Constitutions, and the Making of the Modern World, Profile Books Ltd, London, 2021.

[7] « Le père de la patrie », ainsi qu’on le nomme dans l’île.

[8] S’il n’est pas question de flatter ici – de façon quelque peu puérile – notre moi collectif, il n’est pas inutile en revanche de prendre conscience de la richesse exceptionnelle – au plein sens du mot – des XVIIIe et XIXe siècles insulaires.

[9] Professeur d’histoire américaine à Harvard, auteur d’essais et de critiques traduits et diffusés sur le plan international.

[10] « If there were a Nobel Prize in History, Colley would be my nominee. », phrase qui fut reprise et commentée par d’autres historiens. (« When Constitutions took over the world », The New Yorker, 22 mars 2021, newyorker.com).

[11] « Colley, one of the world’s acclaimed historians… » (Ibid.)

[12] « From the 1750s, constitutions heralded and aided the emergence of revolutionary republics, Corsica, the United States, France, Haiti and more. », The Gun, the Ship and the Pen…, Epilogue, p. 413. Les traductions en français sont de l’auteur de l’article.

[13] De 502 pages.

[14] P. 17.

[15] « Les principales raisons pour lesquelles », p. 20.

[16] Voir : « The force of print », p. 107 sqq.

[17] « Today, this phrase - hybrid warfare - normally refers to the synchronised deployment in conflict of multiple instruments of power and destruction: irregular forces alongside regular armies, together with terrorism, cyber-warfare, disinformation campaigns etc. In this book, however, I use the term hybrid warfare more narrowly, to refer to a calculated amalgam of fighting at sea as well as fighting on land. » (Aujourd'hui, cette expression - guerre hybride - fait normalement référence au déploiement synchronisé dans un conflit de divers instruments de pouvoir et de destruction : des forces irrégulières aux côtés d'armées régulières, le terrorisme, la cyber-guerre, les campagnes de désinformation, etc. Dans ce livre toutefois, j'utilise le terme guerre hybride dans un sens plus étroit, pour désigner une combinaison de combats maritimes et de combats terrestres.) (P. 28).

[18] Voir : « Hybrid Wars and Revolutions », p. 34 sqq.

[19] « The vital point is that in constitutional terms - and in many other respects - the Atlantic was never in practice all that wide. On both sides of this ocean, political experiments and writings accelerated in number and creativity from the middle of the eighteenth century, because on each side there were some broadly similar stimuli and challenges. In America , as in much of Europe, intellectuals and activists were attracted by Enlightenment notions of systematising and reforming government, law and rights ; and in America, as in much of Europe, acting on these ideas was made more urgent  by the rising impress and demands of war. » (P. 113).

[20] Voir : p. 295 sqq.

[21] Voir : p. 306 sqq.

[22] Voir : p. 310.

[23] « Pasquale Paoli had tried this in Corsica in 1755, rebelling against rule by Genoa, and drafting in the process what  he explicitly termed a constitution. » (P. 112).

[24] « By the same token, the idea of a written constitution as a supreme fundamental law, restricting as well as empowering government, was not an invention of a self-made United States. » (P. 112).

[25] « I am not arguing that these and other post-1750 European initiatives directly influenced American constitutional projects (though there was certainly wide knowledge in the colonies of Paoli's actions on Corsica). » (P. 113).

[26] Voir notamment : Denis Lacorne, L’invention de la république, le modèle américain, CERI, Hachette, 1991, p. 91.

[27] Lettre de Sullivan à Washington du 25 novembre 1777.

[28] « In practice, though, and from 1766 by law, all of the island's male inhabitants over the age of twenty-five seem to have been eligible both to stand for election to the diet and to vote for its members. Potentially, this provided for a wider level of democracy on Corsica than existed anywere else in the mid-eighteenth-century world.  (…) Yet what did it mean that these new initiatives and transformations in political technology should have occurred on a small island in the western Mediterranean? Why Corsica? And why at this point in time? » (P. 20).

[29] Ibid.

[30] Voir p. 20 sqq.

[31] P. 20 sq.

[32] « …these early projects by Paoli's father are significant in terms of the emphasis they place on the importance of military men and values, and in their insistence on the supreme virtue and utility of words set down on paper. » (P. 21).

[33] « War, the persistent threat of armed violence and written provisions for wider male democracy were all necessarily intertwined. This commitment to forging an armed citizenry owed something to Paoli's love of the ancient classics. But it was also a response to the specific dangers confronting Corsica itself, not simply internally, but also from without. » (P. 23).

[34] « It was no accident at all that this first attempt at drafting a Corsican constitution on Paoli's part (he would try again in 1793) should have emerged in the early stages of what would later become known as the Seven Years' War (Americans call it the French and Indian War). This huge, prawling mid-eighteenth-century conflict, an aggregation of multiple struggles in different continents, worked to focus Paoli's mind. » (P. 24).

[35] « his brief window of opportunity, his few years of exploratory and momentous political time. » (P. 25).

[36] « “Every Corsican must have some political rights”, he argued, since otherwise “if the franchise of which he is so jealous is, in the end, but a laughable fiction, what interest would he take in defending the country?” » (P. 23). L. Colley reprend ces mots de Paoli cités dans le Pascal Paoli d’Antoine-Marie Graziani auquel elle fait référence (Tallandier, 2002, p. 139).

[37] Disinganno Intorno alla Guerra di Corsica Scoperto da Curzio Tulliano Corso ad un suo amico dimorante nell’ Isola, In Colonia, e in Trevigi, 1736.

[38] Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, e della ferma risoluzione presa da’ Corsi di non sottomettersi mai più’ al dominio di Genova, Corti, 1758.

[39] Voir : Antoine-Marie Graziani, Carlo Bitossi, Ragguagli dell’Isola di Corsica, 1760-1768 (édition critique), Ed. Alain Piazzola, Ajaccio, 2010.

[40] An account of Corsica, 1768, édition bilingue traduite et présentée par Jean Viviès, Albiana, Ajaccio, 2019, p. 116.

[41] « Ed oh che guerra fa a 'Genovesi la stampa!... Ho mandato a stampare ancora un manifesto de 'Genovesi colle note d'un corsô, e da questo apparirano, e le nostre ragioni e le imposture de 'nostri nemici... », Lettre à Rivarola, citée par Marie-Thérèse Avon-Soletti, La Corse et Pascal Paoli. Essai sur la constitution de la Corse, La Marge, Ajaccio, 1999, p. 926.

[42] P. 168 sqq.

[43] « As some French observers also pointed out at this time, Napoleon did knowingly employ and shape constitutions in order to advance and legitimise his own power. » (P. 172).

[44] « He was also personally addicted to the written word, both as a reader and as an author. » (P. 173).

[45] Ibid.

[46] « …it does seem to have been the case that, initially, Napoleon viewed himself less as a willing subject and citizen of France than as a victim of French conquest and colonisation. » (P. 173).

[47] Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, Fondation Napoléon - Fayard, Paris, 2004, tome 1er, p. 76.

[48] Napoléon Bonaparte, Œuvres littéraires et écrits militaires, publiés par Jean Tulard, Société Encyclopédique Française, 1967.

[49] « From his early life on his home island, Napoleon thus took two lessons that influenced his later constitutional activity. At one level, his Corsican origins gave him some understanding of the humiliations and ressentmens felt by those who are conquered and occupied by alien armies. At another level, he also acquired a sense of how military invasions might sometimes be smoothed over, and those exposed to them mollified, by legislative initiatives on the part of the conquerors. » (P. 174).

[50] Michel Vergé-Franceschi, Paoli. Un Corse des Lumières, Fayard, 2005.

[51] Pascal Paoli, Lettres, publiées par le Docteur Louis-Antoine Perelli, Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, Ollagnier, Bastia, 1884-1899.

[52] Pascal Paoli, Correspondance, Edition critique établie par Antoine-Marie Graziani et Carlo Bitossi, Ed. Alain Piazzola, Ajaccio, publication à partir de 2004.

[53]  « A constitution, after all, like a novel, invents and tells the story of a place and a people. These documents were - and are - always more than themselves, and more too than a matter of law and politics. » (P. 12).

[54] « Epilogue », p. 413. Par ailleurs, lorsqu’elle évoque le lien entre constitutionnalisme et franc-maçonnerie, elle cite Paoli – en premier – parmi les plus grands constitutionnalistes : « It is suggestive just how many prominent constitutionalists, be Pasquale Paoli in Corsica, or George Washington and Benjamin Franklin in the United States, or Jean-Jacques-Régis de Cambacérès in France (...) or Simón Bolivar (...) were also avid members of masonic lodges. » (P. 262).

 

[55] Les deux hommes d’Etat ont notamment attaché une grande importance à l’université, qu’il se soit agi d’une création (Pascal Paoli) ou d’une réorganisation (Napoléon Bonaparte).

[56] Pour l’un comme pour l’autre, la nécessaire séparation de l’ordre politique et de l’ordre ecclésial ne supposait pas une attitude antireligieuse comme celle qui avait caractérisé la Convention.

[57] L’intégration des Juifs à l’Etat fut l’objectif politique de Pascal Paoli, avant d'être celui de Napoléon Bonaparte.

[58] « Introduction », Les Constitutions de la France depuis 1789, Flammarion, Paris, 1979-2018.

[59] « …a term (costituzione) he explicitly employed. » (P. 18).

[60] Antonio Trampus observe à cet égard que deux à trois décennies plus tard, les rédacteurs des textes constitutionnels américains et européens iront dans le même sens : « L’insistenza sul momento rivoluzionario come inizio di una fase costituente, insomma, apriva la strada per la trasformazione in realtà giuridica di concetti come la costanza della costituzione e il diritto alla felicità, che due e tre decenni più tardi sarebbero stati accolti nelle carte costituzionali americane ed europee. » (Editori Laterza, Bari, 2009, p. 79). Cf. également, du même auteur : Il diritto alla felicità. Storia di un’ idea, Roma-Bari, 2008.

[61] « Pourtant, le premier texte à proclamer le droit au bonheur au XVIIIe siècle ne fut pas adopté outre-Atlantique mais en mer Méditerranée. La Diète Générale représentant le peuple de Corse (…) proclame (…) une constitution propre à assurer la félicité de la nation… » (Octobre 2021, p. 13 sq.)

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