L’adieu à Albert Memmi
On dit qu’Albert Memmi serait décédé. Pourtant, sa qualité d’immortel
paraît peu douteuse, même si les portes de l’Académie française lui demeurèrent
fermées au début des années 2000. Au reste, avait-il besoin de cette
reconnaissance ?
L’une des grandes affaires du XXe siècle fut la
décolonisation, démarche au demeurant toujours en cours. Dès les prémices,
Albert Memmi y avait pris une grande part, figurant avec Frantz Fanon parmi les
principaux théoriciens du mouvement. Lorsque j’étais jeune militant – il y a
plus de quarante ans –, son Portrait du
colonisé constituait la référence absolue. Deux décennies plus tard, il me
fut présenté par un ami commun, Jean-Paul Luciani. Nous le rencontrâmes chez
lui à Paris, avec nos compagnes, ma fille et un autre élu de Corsica Nazione, César
Filippi. Il avait lu et accepté de préfacer mon premier ouvrage, Ce que nous sommes. Il connaissait et
aimait les Corses. Comme Tunisien, il avait rencontré nombre de nos
compatriotes embarqués dans cette aventure coloniale qui n’était pas tout à
fait la leur, piégés dans leur statut de colonisateurs-colonisés. Presque
toutes nos familles avaient connu cela, au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou
en Indochine… Mais les temps avaient changé : les Corses qu’Albert Memmi
recevait dans son salon se prétendaient eux-mêmes injustement dominés, même
s’il s’agissait d’une autre forme de colonisation et qu’en tout état de cause
elle se refusait à dire son nom. Albert Memmi comprit, avant même qu’on ne le
lui expliquât, que par-delà la complexité du problème il n’était pas plus
légitime de s’opposer à la volonté des Corses qu’il ne l’avait été de nier les
droits d’autres peuples autochtones. Et il l’écrivit. Lui dont les livres
avaient été préfacé par Jean-Paul Sartre et Albert Camus, me remit un texte de
même portée intellectuelle que ceux qu’il avait reçus en d’autres temps. Je ne
résiste pas à la tentation de vous en livrer quelques lignes :
« Les Corses sont un petit peuple sur une petite île,
démographiquement peu nombreux sur une terre jusqu’ici peu rentable. Mais comme
la monade de Leibniz, qui contiendrait tout l’univers, la revendication corse
est représentative de beaucoup d’autres, anciennes ou contemporaines. (…) Rien
n’empêchera l’entité nationale corse de nouer des relations nouvelles avec la
France, à laquelle la rattachent bon gré mal gré des siècles d’histoire commune
(…) Rien n’empêchera la Corse nouvelle de nouer d’autres liens avec d’autres
nations, dont les mœurs et les intérêts sont plus proches que ceux de la
France, du Nord en tout cas. »
Albert Memmi tenait à cette préface comme à un lien littéraire
avec la Corse. Il la fit publier à nouveau dans son Dictionnaire critique à l’usage des incrédules (2002).
Quelques temps plus tard, nous avons reçu Albert Memmi à
Roglianu avec son épouse où nous avons poursuivi nos échanges dans la douceur
d’un été capicursinu, face à l’île de Capraghja.
Ces dernières années encore, alors qu’il s’apprêtait à
conclure son parcours séculaire, nous avons continué à correspondre.
Comme il me faisait l’honneur de commencer ses lettres par
« Cher ami », c’est par les mêmes mots que je conclurai
provisoirement nos échanges, et dans une langue sur laquelle il écrivit de
belles lignes…
Addiu
amicu caru.
Jean-Guy
Talamoni