Le Républicanisme corse. Sources, institutions, imaginaire | Recension par la professeure Wanda Mastor
Recension par Wanda Mastor parue dans Revue Française de Droit Constitutionnel 2019/2 n°118, pp. 509-517. Wanda Mastor est professeure de droit public à l’université Toulouse Capitole.
Le lecteur habitué aux ouvrages classiques sur l’histoire constitutionnelle trouvera, dès la saisie matérielle de ce livre en tant qu’objet, de multiples sources de curiosité, voire d’inquiétudes. L’auteur, écrivain ayant pourtant déjà publié un grand nombre d’ouvrages (1), dont une correspondance chez Gallimard avec Marie Ferranti (2), est surtout connu pour son engagement politique. Actuellement président de l’Assemblée de Corse, l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni est aussi, et peut-être avant tout, un intellectuel (3). Ses lecteurs, qui partagent ou non son idéologie politique, le savent pertinemment et s’accordent généralement à lui reconnaître le statut d’homme de lettres. Avocat titulaire d’un doctorat et de l’habilitation à diriger des recherches, Jean-Guy Talamoni a toujours cherché à combiner ses trois passions : la littérature, l’histoire et la Corse, situées au même carrefour de son engagement politique, et ce depuis ses plus jeunes années. Que les deux premières servent la cause de la troisième ou que la troisième serve de porte d’entrée à une meilleure connaissance des deux premières importe finalement peu. Un intellectuel est libre de choisir sa voie, tout comme un politique l’est dans le choix de sa rhétorique. Mais il est vrai qu’avec cet ouvrage sur le Républicanisme corse, la frontière entre ces trois passions est encore plus poreuse que dans ses précédents ouvrages sur la culture politique. La traduction méthodologique de ce carrefour avait ainsi été résumée par l’auteur dans sa thèse de doctorat, et réaffirmée dans l’ouvrage ici recensé : « Il nous a semblé qu’une réflexion de fond sur la société corse serait peut-être de nature à améliorer la qualité de notre propre contribution, celle que nous tentons d’apporter dans le cadre de nos activités électives. Cette réflexion constitue donc clairement une démarche de recherche appliquée, dont l’objectif est de dévoiler des éléments utiles à l’action publique : il s’agit d’accéder à l’intelligence des mécanismes à l’oeuvre au sein de la société corse en vue d’agir sur ces derniers » (4). C’est donc avec une transparente honnêteté que l’auteur énonce et annonce sa démarche : l’intellectuel se nourrit du politique et inversement.
Certains y verront la volonté -farouche- de démontrer la crédibilité pour cette terre à l’histoire particulièrement tortueuse de se doter de sa propre constitution, et donc, de ses propres institutions. Nous ne pouvons omettre la force de l’argument historique, présent de manière significative dans les discours politiques autonomistes et indépendantistes. Convoquer la Consulta (5) d’Orezza de 1735, la Constitution de Pasquale Paoli de 1755 ou celle du Royaume anglo-corse de 1794 est une manière d’affirmer la possibilité d’une île politique. Il y a donc bien, dans cet ouvrage, une volonté de démontrer ce qui fut pour mieux plaider pour ce qui peut être -et, de l’avis de l’auteur, ce qui doit être-. Il appartient bien évidemment à la liberté du lecteur d’interpréter ce livre comme, avant tout, l’oeuvre d’un homme politique qui développe sa rhétorique dans un autre support que celui du discours. Mais de l’avis de l’auteur de cette recension, ce faisant, ce lecteur se fermera les portes du savoir, lesquelles ne doivent cesser d’être infinies.
Oublions un moment l’auteur. Son engagement, la question actuelle de l’inscription de la Corse dans la Constitution et le sempiternel clivage entre Jacobins et Girondins. Revenons-en à l’amour du droit constitutionnel, si cher aux lecteurs de cette revue, et à l’importance de l’histoire des institutions et des idées politiques pour mieux le saisir dans toute sa richesse. La science du droit nous encourage à toujours découvrir de nouveaux champs, ou à explorer leurs parcelles les plus mystérieuses. Étudier pour mieux valoriser le méconnu, voire l’inconnu, voici l’un des premiers mérites de l’ouvrage de Jean-Guy Talamoni. Ce dernier permet au lecteur constitutionnaliste de réfléchir à des questions aussi complexes que passionnantes : pourquoi Pasquale Paoli est-il mieux connu des Américains, qui ont même offert son nom à certaines de leurs villes ? Qui n’avouera pas l’aspect hautement passionnant de ce Royaume anglo-corse, confié au vice-roi Gilbert Elliot ? Quelle est la nature de ce texte, dénommé « règlement » d’Orezza, qui, dès 1735, contient les germes substantiels d’une constitution moderne ? Comment expliquer que la Constitution des États-Unis soit toujours donnée en exemple pour la proclamation première du droit au bonheur, pourtant gravé dans le préambule de celle, antérieure, de Paoli ?
L’histoire des idées politiques s’épanouit dans un ouvrage qui prend notamment le parti d’étudier, pour mieux les comprendre, les influences des lectures sur les protagonistes des mouvements de la scène politique corse du XVIIIe siècle. Le livre est ainsi égrainé de ce que nous pourrions qualifier de sociologie de la transmission intellectuelle : nous sommes, même simples citoyens, dans nos actions les plus banales, sous influences multiples. Notamment celle de nos lectures. Toujours un livre de jeunesse nous revient en mémoire, non seulement pour le souvenir du plaisir éprouvé, mais aussi pour des principes que nous appliquons, sciemment ou non. Jean-Guy Talamoni nous apprend ainsi que les théologiens corses réunis en Consulta à Orezza en mars 1731 étaient imprégnés des lectures de Thomas d’Aquin et, dans son giron, de Francisco Suárez (6). Tout comme les « justificateurs » (de la révolution corse), Natali et Salvini, se réfèrent abondamment à l’école de Salamanque (7) dans l’esprit de la seconde scolastique. Justifier la révolution, c’était dénier la puissance de Gênes, qui elle-même la tirait de Dieu. D’où le recours à la théorie du droit naturel pour justifier le refus, non du pouvoir du Prince, mais de la tyrannie d’exercice. Ce faisant, l’auteur réfute les thèses selon lesquelles lesdits justificateurs (pour la plupart, des clercs) étaient surtout influencés par des auteurs protestants.
Tout naturellement, l’auteur s’attarde sur les influences théoriques de Paoli, élu général de la Nation en 1755. À rebours d’une certaine historiographie qui a présenté, et présente encore, le père de la Nation comme particulièrement influencé par les Lumières françaises, Jean-Guy Talamoni développe l’idée selon laquelle la formation intellectuelle de Paoli doit bien plus aux Lumières italiennes, et plus particulièrement à Naples, foyer très actif de l’Illuminismo. Dans son célèbre article sur la Constitution de Pasquale Paoli, Dorothy Carrington insiste sur le triple objectif dudit texte suprême : doter la nation d'institutions inspirées de notions d'avant-garde contemporaines, les concilier avec des traditions spécifiquement corses, et en même temps garder la mainmise sur le gouvernement. Mais selon elle, il ne semble pas faire de doute : Paoli est un disciple des Lumières et rentre en Corse en 1755 nourri de la lecture de De l’esprit des Lois de Montesquieu. Elle en veut pour preuve une lettre écrite à son père dans laquelle il énonce l’utilité de cet ouvrage pour la Corse (8). Le fait que Paoli ait lu Montesquieu ne fait pas pour autant de ce dernier le principal inspirateur. Et dans l’absolu, Montesquieu demeure l’auteur de la liberté, ce qui fera de lui le penseur français le plus cité par les Pères fondateurs américains dans The Federalist Papers (9). Jean-Guy Talamoni fait des Lumières italiennes et de Machiavel, les inspirateurs premiers de Pasquale Paoli. Inspirations plus en conformité avec les traditions corses préexistantes.
C’est donc en lecteur assidu, voire disciple d’Antonio Genovesi, lui-même disciple de Giambattista Vico, qu’évoluera intellectuellement le jeune Pasquale Paoli. Genovesi dont un certain lectorat sera émerveillé d’apprendre qu’il commentera une traduction italienne de L’Esprit des lois, reprochant à son prestigieux auteur cette abstraction qui caractérisera la Déclaration française de 1789. Outre les Lumières italiennes et Machiavel, auxquels Jean-Guy Talamoni consacre de nombreuses pages passionnantes et érudites (10), Paoli se nourrit également des lectures des Anciens, au premier rang desquels Polybe, Tite-Live et Plutarque. Pour démontrer l’incroyable influence de Machiavel sur Paoli, l’auteur a entrepris une recherche systématique de ces liens et influences dans ses correspondances, relevant les références « innombrables, qu’elles soient explicites ou implicites, voire codées » (11). Aussi Paoli a-t-il une conception pessimiste du peuple, pour lequel il emploie, nous apprend l’auteur, régulièrement le terme péjoratif « popolaccio » (12). Docteur en langue et culture régionales, Jean-Guy Talamoni accorde d’ailleurs énormément d’importance -justifiée- au sens des mots et au problème complexe de leur traduction (et transport dans le temps). Mais comme pour chaque argument avancé, l’auteur (dont on se souviendra également qu’il est avocat de profession), essaie de dépasser les évidences. Cette « populace » que pointe celui que les Corses appellent u Babbu di a Patria (le Père de la patrie) à la manière d’un Machiavel éprouve aussi pour elle une forme d’attachement affectif très particulier. Jean-Guy Talamoni en veut pour preuve des passages d’une lettre écrite à son ami James Boswell, autre immense personnage politique dont le nom est aussi associé à la culture politique corse. Pour expliquer cette ambivalence de sentiments, l’auteur rappelle la double facette de ce peuple politique, tantôt « collectivité humaine inorganisée et livrée à ses instincts », tantôt « communauté régie par la loi » (13). Influences que Jean-Guy Talamoni démontre également à travers l’art militaire (14), la rigueur, voire la rudesse de la justice (15) et la figure du rédempteur (16).
Enfin, ce Républicanisme corse ne pouvait faire l’économie de Bonaparte, dont on sait qu’il n’est pas la figure de proue des nationalistes corses, qu’ils soient autonomistes ou indépendantistes. Dans un autre ouvrage qu’il a codirigé (17), l’auteur tente de mettre en évidence ce lien, voire la part de filiation entre le général et l’empereur. Entre autres éléments de convergence, le lectorat traditionnel de cette revue sera particulièrement sensible à l’attachement des deux grands hommes au constitutionnalisme (18), sous des formes et expressions bien évidemment différentes.
Si l’auteur n’entend pas répondre à chacune de ces questions (notamment à celles sur le mystère de la méconnaissance, voire le mépris de certains pans de cette histoire), il en explore néanmoins chaque piste, guidé par le fil rouge qu’il choisit pour titre de son ouvrage. Pour le dire en d’autres termes, il existe un Républicanisme corse, tout autant marqué que guidé par l’obsession de la liberté.
D’où le premier lien que l’auteur établit entre les révolutions dès l’ouverture de l’ouvrage. S’appuyant sur la comparaison entre la révolution américaine et française opérée par Hannah Arendt dans Essai sur la révolution, et la place respectivement occupée par la liberté et l’égalité, il souligne combien le peuple corse fut, entre 1729 et 1769, animé plutôt par la première (19). Point de « passion égalitaire » dans la Corse occupée du début du XVIIIe siècle, mais le goût farouche de la liberté et le respect des traditions, qui expliqueront bien des aspects des premières constitutions corses. Autre point de comparaison qui intéressera les américanistes et tous ceux qui, dans De la démocratie en Amérique de Tocqueville, sont sensibles à cette description du goût de la recherche de l’efficacité : le pragmatisme qui, d'une certaine façon, influencera Paoli dans son attachement aux partiti (20) et sa recherche constante de l’équilibre des pouvoirs. Les abstractions ne prévalent pas pour les révolutionnaires corses, comme elles ne prévaudront pas pour les Founding Fathers.
Entre autres qualités scientifiques, l’ouvrage de Jean-Guy Talamoni est l’occasion de rappeler combien de grands penseurs se sont penchés sur cette histoire singulière. Rousseau bien évidemment, dont nos étudiants ne connaissent que vaguement ses projets de constitutions pour la Pologne et la Corse. « Braves Corses » écrit-il dans la présentation du second, « qui sait mieux que vous tout ce qu’on peut tirer de soi-même ? Sans amis, sans appuis, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terribles, seuls vous avez secoué leur joug. Vous les avez vus liguer contre vous, tour à tour, les plus redoutables potentats de l’Europe, inonder votre Île d’armées étrangères ; vous avez tout surmonté. Votre seule constance a fait ce que l’argent n’aurait pu faire ; pour vouloir conserver vos richesses vous auriez perdu votre liberté. Il ne faut point conclure des autres nations à la vôtre. Les maximes tirées de votre propre expérience sont les meilleures sur lesquelles vous puissiez vous gouverner (…) » (21). Le chapitre XL du Précis du siècle de Louis XV de Voltaire, intitulé De la Corse (22), fait également, à bien des égards, l’éloge de « ces insulaires (…) plus robustes et plus braves que leurs dominateurs » (23). Jean-Guy Talamoni y ajoute Chateaubriand, qui voit dans les révolutions corses de cette période « l’école primaire des révolutions » (24).
L’introduction pose donc les bases de ce républicanisme qui, sous Pasquale Paoli, ne dira pas son nom. Le lecteur constitutionnaliste animé du goût de l’histoire ne pourra être que sensible à cette remarque préliminaire. L’histoire constitutionnelle française n’est-elle pas, elle aussi, le fruit d’une série d’agitations d’épouvantails conceptuels ? Jean-Guy Talamoni nous explique que la Constitution de Paoli craindra le mot « République », trop associé à celui de la tyrannie génoise. Mais n’en fut-il pas de même en France quand, pendant des années, le mot « République » sera repoussé par les craintifs du passé ? La première République avait fini dans la Terreur et les esprits constituants vont, pendant longtemps, craindre ce régime. Tout comme, plus tard, le référendum sentira le soufre pour ne pas parvenir à écarter l’ombre du plébiscite non démocratique. Réflexion également nourrie de l’observation comparatiste : la Bolivie a par exemple rejeté le modèle du républicanisme pour des raisons de traumatisme historique. D'où le choix d'un modèle d’État nouveau, une sorte de constitutionnalisme « horizontal » rejetant toute idée de verticalité entre le Centre et les régions, mais imposant -en théorie du moins- une collaboration entre tous les groupes de la société, dont les indigènes.
Voici donc, nous apprend Jean-Guy Talamoni, que le Républicanisme corse naît sans dire son nom en déployant des trésors de modernité institutionnelle.
Et il y raconte son histoire, à travers successivement ses sources, des théologiens d’Orezza à Napoléon Bonaparte, en passant par l’influence de Machiavel sur Paoli, ses institutions, insistant sur l’incroyable modernité du préambule de la Constitution corse de 1755 puis la spécificité de la laïcité et de l’éducation dans la tradition politique et littéraire corse, avant de finir sur ce qu’il présente comme « l’imaginaire » de ce républicanisme. Dans cette dernière partie est notamment convoqué un texte peu connu de Napoléon, « nouvelle Corse », que Jean-Guy Talamoni compare subtilement avec un poème écrit en latin dix ans plus tôt, Vir Nemoris de Giuseppe Ottavio Nobili-Savelli. Le lecteur peu habitué à cette littérature sera sans doute surpris d’apprendre que sous la plume de l’empereur des Français, la République gênoise est également qualifiée de tyrannique, et qu’une certaine « gallophobie » et « anglophilie » s’en dégagent (25). Références littéraires qui ne perdent pas de vue la problématique générale de l’ouvrage : de l’avis de l’auteur, ce texte du jeune Bonaparte prouve que le futur empereur « demeure totalement immergé dans l’imaginaire et la culture politique corses » (26). De cet ensemble érudit et fin, solidement basé sur des sources premières et délivré dans une langue élégante, on ajoutera qu’il comporte en annexe un précieux fac-similé de la Constitution de Paoli de 1755 suivi de sa transcription.
Les constitutionnalistes lecteurs de cette revue apprécieront particulièrement les éléments suivants sur lesquels nous choisissons à présent de nous attarder. Ce n’est pas la moindre qualité d’un ouvrage que de donner envie de réfléchir, d’approfondir certaines pistes de ses propres réflexions ou de les éprouver.
Tout d’abord, l’importance de la Consulta d’Orezza citée régulièrement dans l’ouvrage, qui a le mérite de mettre en lumière ce texte totalement méconnu. Au coeur d’une guerre contre Gênes qui domine la Corse depuis 1284, placé sous la protection de la Vierge Marie, proclamant le « Dio Vi Salvi Regina » comme hymne, ce royaume de Corse se dote d’institutions originales. Le pouvoir exécutif est confié à un triumvirat composé de Luigi Giafferi, Giacinto Paoli -le père de Pasquale-, et Andrea Ceccaldi, qui prennent le nom de « primats » du Royaume, de même qu’à une junte de six membres. La « Constitution d’Orezza » instaure une assemblée législative de douze membres, établit des uffizii, des commissions spécialisées par domaine tels que ceux de la guerre ou de la monnaie. Le rôle des magistrats y est précisé. Seul l’abandon de la souveraineté génoise est affirmé. Aussi l’article 2 précise-t-il que l’« on abolit pour toujours tout ce qui reste encore du nom et du gouvernement de Gênes, dont on brûlera publiquement les lois et les statuts (…) ». En d’autres termes, si la liberté est proclamée, l’indépendance de la Corse ne l’est pas pour autant. Les délégués sont en quelque sorte à la recherche de la protection d’un Roi qui permet d’expliquer la montée sur le trône, même très furtive, de Théodore de Neuhoff, ainsi décrit par Voltaire dans son Précis du siècle de Louis XV précité : « À peine les Corses se furent-ils mis en république sous les ordres de la Vierge, qu’un aventurier de la basse Allemagne vint se faire roi de Corse sans la consulter : c’était un pauvre baron de Westphalie, nommé Théodore de Neuhoff, frère d’une dame établie en France à la cour de la duchesse d’Orléans » (27).
Sans doute rédigé par l’avocat ajaccien Sebastiano Costa, ce texte reste célèbre en Corse pour lui avoir offert ce qui reste à ce jour son hymne, le Dio Vi Savi Regina. Il a sans doute inspiré le fils de Giacinto, Pasquale, en ce qu’il pose le principe d’une séparation des pouvoirs. De ce point de vue, ce texte est incroyablement moderne pour établir ce qui nous paraît évident aujourd’hui : la volonté d’un peuple de créer sa propre organisation. La Consulta d’Orezza pose ainsi un principe qui sera, pourtant plus tard, glorifié par la Constitution des États-Unis.
Vaincus par les forces françaises, les Primats s’enfuient en Italie. C’est à Naples que grandira Pasquale Paoli qui quitte la Corse avec son père quand il n’a que quatorze ans. Après son retour en Corse et son élection en tant que général en chef de la Nation, Pasquale Paoli signe de sa main la Constitution de 1755, adoptée lors d’une Consulta qui se tient à Corte. Dorothy Carrington fut l’une des premières à insister sur le caractère hautement moderne de la Constitution de Paoli. Dans son article intitulé The Corsican constitution of Pasquale Paoli (1755-1769), paru dans The English Historical Review en 1973 (28), elle insiste sur le caractère innovant, voire inédit d’un texte qui sera par la suite étonnement sacrifié par une certaine histoire. À juste titre, Jean-Guy Talamoni choisit de s’attarder sur son préambule, qu’il qualifie de « concentré d’innovations » (29).
La Constitution de Corse de 1755 est moderne en ce qu’elle proclame le droit au bonheur (Volendo, riaquistata la sua libertà, dar forma durevole, e costante al suo governo riducendoli a costituzione tale, che da essa ne derivi la felicità della Nazione) (30), dont il est souvent affirmé qu’il fit sa première apparition dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 (31). Or en France, la doctrine constitutionnaliste ne relève jamais cette spécificité, cette antériorité de la Constitution de Pasquale Paoli. Outre le droit au bonheur, ce préambule présente le peuple Corse comme « légitimement maître de lui-même » (lecitimamente Patrone di se medesimo), que l’auteur considère comme « l’élément majeur du préambule » (32). Il s’agit là d’une assertion hautement démocratique. La démocratie n’est pas seulement le gouvernement du peuple par le peuple, selon la formule bien connue. Car gouverner soi-même pour soi-même implique aussi de pouvoir choisir son destin, quand la majorité, à un moment donné, souhaite changer de gouvernement. Transposés dans des termes plus contemporains, être légitimement maître de soi-même peut signifier le droit à l’autodétermination. Mais là encore, limiter les termes de la Constitution de Paoli à une transposition -et traduction- moderne serait réducteur. Ne mettre l’accent que sur les moyens de parvenir à l’autonomie ou l’indépendance (pour ne prendre que ces deux exemples) est une manière d’échapper au débat de fond, au contenu des idées. Le but de la politique est, à un moment donné ou à un autre, de prendre position sur le chemin que doit prendre une nation, sans se limiter à faire campagne sur les moyens. L’expression « être légitimement maître de soi-même » du préambule de Paoli est plus englobante, plus puissante conceptuellement et politiquement, pour contenir à la fois l’idée du moyen et celle de la fin. Être maître de soi-même ne signifie pas seulement se rendre dans les urnes pour accomplir un devoir technique. Cela signifie aussi maîtriser ce que l’on souhaite être, devenir.
Enfin, la troisième idée-force de ce préambule est de « soumettre » le gouvernement à une force supérieure : celle de la constitution (al suo governo riducendoli a costituzione tale…). Ce n’est, ni plus ni moins, que la définition d’une constitution moderne. Ces quelques mots, des siècles avant l’affirmation française, sacralisent la constitution, portée au sommet de la hiérarchie des normes. Jean-Guy Talamoni « sent » bien l’importance de cet argument, faisant sienne -il ne pouvait faire meilleur choix- la définition d’Elisabeth Zoller : « Une constitution est la loi fondamentale et suprême que se donne un peuple libre » (33).
L’ouvrage ici recensé pousse ainsi, ensuite, la curiosité du lecteur à découvrir -ou mieux découvrir- cette constitution. Le coeur du texte organise la séparation des pouvoirs, de manière également extrêmement originale. Car si l’influence anglaise est évidente, certaines spécificités doivent être soulignées. Le pouvoir législatif était confié à une Diète qui votait les lois et fixait notamment l’impôt. Les membres du pouvoir exécutif, le Supremo Consiglio di Stato, dont Paoli était le président permanent, étaient nommés par la Diète et responsables devant elle. Même en Angleterre à l’époque un tel « parlementarisme » n’existait pas : c’était le Roi qui nommait les ministres, pas le parlement. Par ailleurs, surtout pour des constitutionnalistes français qui sont habitués à l’irresponsabilité politique du chef de l’État, qui jouit pourtant d’un pouvoir immense, la question de la responsabilité des gouvernants occupe dans cette constitution une place privilégiée. Il y est en effet indiqué que la Diète sera convoquée une fois par an, et que « dans ce lieu, tout magistrat et fonctionnaire de la nation sera tenu de rendre compte de cette conduite », tout comme, d’ailleurs, le général. « À cet effet », précise-t-elle, « le Général parlera le premier jour pour rendre compte de la sienne, et attendra avec soumission le jugement du peuple ». Nous sommes même dans une hypothèse qui dépasse la seule responsabilité. Dans la langue française, un seul mot existe pour désigner deux réalités : le fait d’être responsable et le fait d’être dans l’obligation de rendre des comptes. Deux réalités qui sont bien désignées par deux termes différents en anglais : responsability et accountability. De notre point de vue, la Constitution de Paoli prévoit les deux, ce qui est conforme à la logique énoncée dans le préambule d’un régime « soumis » à la Constitution.
Le Républicanisme corse de Jean-Guy Talamoni ravira enfin les constitutionnalistes pour la place qu’y occupe la Constitution du Royaume anglo-corse de 1794, également peu connue en France, mais bien plus étudiée au Royaume-Uni et en Italie pour être la première constitution (ainsi formellement dénommée) rédigée en italien. Dans un ouvrage dirigé par Paola Mariani Biagini, La Costituzione del regno di Corsica del 1794, Testo, Concordanze, indici, publié en 1994 (34), l’auteur y souligne l’influence de Pasquale Paoli, qui cosigne d’ailleurs la constitution (35). Pour Paul Arrighi, auteur d’une histoire de la Corse, cette constitution éphémère essayait de « reconstituer l’inspiration démocratique de celle de 1755» (36). L’un des premiers auteurs anglophones à avoir écrit sur ce Royaume anglo-corse dénie pourtant toute influence de la Constitution de Paoli. Palmer estime en effet qu’il s’agit d’une constitution absolument « contre-révolutionnaire » (37), et néglige totalement et le texte de la Constitution de Pasquale Paoli et l’exercice par le pouvoir de ce dernier. Ce que lui reprochera un autre auteur, Mac Erlean qui, lui, réhabilitera avec force cette influence en parlant même de continuité (38). Il conclut ainsi son étude : « Il semble donc que si le royaume anglo-corse fut dans une certaine mesure contre-révolutionnaire, ce fut par esprit d'indépendance et de nationalisme, et que les solutions adoptées étaient choisies non par un esprit de contradiction mais dans la continuité des circonstances et des traditions corses qui formaient une réalité inéluctable » (39).
Ce n’est pas le moindre mérite d’un ouvrage que d’inviter le lecteur, au-delà du plaisir d’une découverte intellectuelle où les références historiques et intellectuelles sont aussi riches qu’analysées de manière subtile, à réfléchir sur sa propre discipline. Bien évidemment, cette tradition républicaine corse sert d’étendard justificateur aux discours de certains politiciens insulaires, dont l’auteur de la présente monographie qui en souligne « l’actualité brûlante » (40). Ceux de la majorité territoriale ont d’ailleurs prêté serment, lors de leur réélection en décembre 2017, sur le préambule de la Constitution de 1755. Comme déjà souligné, Jean-Guy Talamoni ne dissimule pas l’objectif de sa recherche, qui ne se départit jamais de son engagement politique. Mais il faut rappeler, d’une part, que les héros mis en lumière dans ce Républicanisme corse « n’appartiennent pas » à une certaine mouvance politique -laquelle rappelle d’ailleurs, à travers la plume de Jean-Guy Talamoni, que « cette tradition politique n’est pas seulement une référence pour l’actuelle majorité corse. Les courants d’opposition, de droite ou de gauche, ne lui sont nullement étrangers car c’est la société corse dans son ensemble qui en est imprégnée, et tout particulièrement la jeunesse » (41). D’autre part, il serait bien curieux de reprocher à une oeuvre dont le caractère scientifique est avéré d’être le fruit d’un écrivain dont on ne partage pas l’idéologie. L’intellect et la culture des juristes s’appauvriraient dangereusement s’il fallait épouser une telle démarche dans le choix de nos lectures.
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1 Paul Valéry et la Corse. L'île que nous savons..., Stamperia Sammarcelli, 2017 ; Jean-Dominique Poli et Jean-Guy Talamoni (sous la direction de), Pascal Paoli, la révolution corse et Napoléon Bonaparte, éditions Alain Piazzola, 2017 ; Littérature et politique en Corse. Imaginaire national, société et action publique, Albiana, Ajaccio, 2013 ; Anthologie bilingue de la littérature corse, DCL éditions, Ajaccio, 2008 ; Ce que nous sommes, essai sur la situation culturelle et politique de la Corse, préface d’Albert Memmi, DCL, Ajaccio, Ramsay, Paris, 2001.
2 Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni, Un peu de temps à l'état pur, Correspondance 2013-2017, Gallimard, Hors-série littérature, 2018, 256 p.
3 Voir Antoine Albertini et Ariane Chemin, « Jean-Guy Talamoni, l’intellectuel indépendantiste », Le Monde, 17 décembre 2015. 4 Littérature et politique en Corse. Imaginaire national, société et action publique, op. cit., p. 11.
5 Une consulta est une assemblée de chefs et de délégués des communautés corses pendant la Révolution de Corse.
6 P. 20 de l’ouvrage recensé.
7 Ibid., p. 21.
8 Dortohy Carrington, The Corsican constitution of Pasquale Paoli (1755-1769), The English Historical Review, 1973, p. 483.
9 Notamment à propos du pouvoir judiciaire, voir James Madison, Alexander Hamilton et John Jay, The Federalist Papers, Penguin Classics, 1987, p. 436, note 64 : « The celebrated Montesquieu, speaking of them (the judges) says : "Of the three powers above mentioned, the JUIDICIARY is next to nothing", De l’Esprit des Lois, vol. 1, p. 186 ».
10 À partir de la page 33 de l’ouvrage recensé, Paoli dans les pas de Machiavel : un perfectionnement du « républicanisme classique ».
11 Ibid., p.37.
12 Ibid., p. 38.
13 Ibid., p. 40.
14 Ibid., p. 43 sq.
15 Ibid., p. 45 sq.
16 Ibid., p. 46 sq.
17 Jean-Dominique Poli et Jean-Guy Talamoni (sous la direction de), Pascal Paoli, la révolution corse et Napoléon Bonaparte, op. cit.
18 P. 28 de l’ouvrage recensé.
19 Page 6 sq.
20 Ibid., p. 25.
21 Source : Pierre Hidalgo, édition numérique Les classiques des sciences sociales, site internet PhiloSophie
22 Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, OEuvres complètes de Voltaire, Tome XV, Garnier, 1878, pp. 406-417.
23 « Ils n’avaient rien à perdre ; une république de guerriers pauvres et féroces devait vaincre aisément des marchands de Ligurie, par la même raison que les Huns, les Goths, les Hérules, les Vandales, qui n’avaient que du fer, avaient subjugué les nations qui possédaient l’or », Ibid., p. 407.
24 Mémoires d’outre-tombe, I, Bibliothèque de la Pléiade, NRF Gallimard, 1951, p. 679. Cité par Jean-Guy Talamoni, p. 8 de l’ouvrage recensé.
25 Ibid., p. 98 sq.
26 Ibid., p. 103.
27 Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, op. cit., p. 409.
28 Précité.
29 p. 57 de l’ouvrage recensé.
30 Ibid., p. 60 sq.
31 « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».
32 P. 62 de l’ouvrage recensé.
33 Ibid., p. 60.
34 Paola Mariani Biagini, La Costituzione del regno di Corsica del 1794, Testo, Concordanze, indici, Instituto per la documentazione giuridica del Consiglio nazionale delle ricerche, Firenze, 1994.
35 Sur cette Constitution, voir aussi les longs développements consacrés par Carlo R. Ricotti, in Il costituzionalismo britannico nel Mediterraneo (1794-1818), Giuffrè, 2005.
36 Paul Arrighi, Histoire de la Corse, PUF, collection Que sais-je ?, Paris, 1966, p. 103.
37 R.R. Palmer, « The Kingdom of Corsica and the Science of History », Proceedings of the American Philosophical Society, August 1961, pp. 345-360.
38 Mac Erlean J.-M.-P., Le Royaume anglo-corse (1794-1796). Contre-révolution ou continuité ?, in Annales historiques de la Révolution française, n°260, 1985, Questions d'histoire de la Corse (fin XVIIIe siècle - Révolution française), pp. 215-235.
39 Ibid., p. 235.
40 P. 10 de l’ouvrage recensé.
41 Ibid.