Les attentats de Paris, l’islam et la Corse
La tragédie de ces jours derniers à Paris doit nous conduire à réfléchir sur les fractures profondes que connaissent nos sociétés européennes, fractures encore largement masquées par un unanimisme de façade généré par le succès des manifestations qui se sont déroulées partout en France. En Corse également. Pourtant, dans les temps à venir, chacun devra inévitablement se poser un certain nombre de questions. Depuis quelques heures, le refus de rendre hommage aux victimes, enregistré dans de nombreuses écoles de l’hexagone, dément cette cohésion du peuple français vantée par les médias. La première question à se poser pourrait-être : « Les autorités françaises ont-elles été à la hauteur de la situation ? » S’agissant de la forme, oui, sans conteste : la dignité d’un Président décrié jusqu’alors, les paroles fortes d’un premier ministre sévèrement blâmé il y a encore quelques jours, ont été saluées de façon générale. Quant à la gestion policière des événements, elle a donné un résultat que la plupart des Français ont sans aucun doute apprécié. Reste le fond politique, et ce n’est pas négligeable. C’est même le plus important pour l’avenir. En ce qui nous concerne, nous commenterons ici deux orientations majeures de la ligne politique affichée par les responsables français.
« Ce sont les valeurs républicaines de la France qui sont visées »
Cette affirmation nous paraît radicalement erronée. La France est sans doute une cible prioritaire pour l’islam dévoyé (Etat Islamique, Al-Quaïda…), en raison de son rôle dans les opérations militaires au Moyen-Orient. Toutefois, ce n’est pas seulement la France, ni l’Europe, ni même l’Occident que ce courant veut attaquer et – si possible – détruire, mais tout ce qui n’est pas lui. Ses ennemis sont tous ceux qui ne partagent pas sa vision, délirante, de l’islam : les autres musulmans en premier lieu, et puis les autres, qu’ils soient chrétiens, juifs, bouddhistes, agnostiques ou athées. La « guerre » – car il faut appeler les choses par leur nom – a été déclarée à l’ensemble du monde civilisé. L’Afrique est en première ligne mais tous les continents sont concernés. Cet islam dévoyé que nous évoquons ici dispose de réseaux – cela était déjà vrai il y a quinze ans –, mais aussi, dorénavant, d’un état et non d’un « prétendu état » (formule aussi puérile que le slogan « Même pas peur ! » scandé par des foules littéralement sidérées). L’Etat Islamique dispose d’un large territoire, d’une redoutable armée, d’une administration, d’un système judiciaire – fou mais à sa manière efficient –, d’une fiscalité, d’une économie – et même d’un flux, massif, d’exportations pétrolières. Que ces exportations soient illégales au regard du droit international n’empêche pas l’Etat Islamique d’encaisser des fonds considérables. Que cet état ne soit pas reconnu par la communauté internationale ne change rien au problème. Du reste, il semble bien pourvu d’une diplomatie, si l’on considère la bienveillance manifestée par certains de ses voisins. On sait, depuis au moins les « événements d’Algérie », que le mot « guerre » doit être soigneusement évité, car anxiogène. De la même manière, il est plus rassurant de considérer que Daesh n’est pas un « état », mais une organisation terroriste de plus. Toutefois, un gouvernement n’est pas une cellule de soutien psychologique. Bannir les mensonges et les circonlocutions, dire les choses, sans excès mais avec honnêteté, n’est pas seulement un devoir mais la condition du salut collectif. L’Europe, et non seulement la France, doit regarder le problème avec réalisme et rechercher, avec les autres forces civilisées, les moyens d’y faire face. En attendant, il est particulièrement mal venu – et imprudent – de donner l’impression que la France est visée en tant que telle et de s’enivrer du statut, éphémère et périlleux, de « capitale du monde ». Capitale dont la Magna Carta serait un journal satirique…
La caricature, ce droit de l’homme
Autre point fort de la communication officielle : Charlie-Hebdo devient le dépositaire des valeurs républicaines, alors qu’il était jusque-là isolé et critiqué en haut lieu (souvenons-nous des déclarations hostiles du premier ministre français Jean-Marc Ayrault et de la condamnation du ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, au moment de l’affaire des caricatures de Mahomet). Comme l’a fort justement observé l’un des survivants de la rédaction, il est pour le moins étrange de vouloir faire un symbole d’un journal qui n’a eu de cesse de s’attaquer aux symboles ! Dire que ce qui s’est passé la semaine dernière est une infamie, manifester sa solidarité et sa compassion à l’égard des victimes est naturel. Présenter ces dernières comme des héros de la République sacrifiés sur l’autel de la liberté paraît discutable. Tout comme l’idée exprimée sur les ondes de les conduire immédiatement au Panthéon, version laïque et républicaine du « Santo subito »… Mais tout cela n’était pas suffisant : les rescapés de l’attentat ont été sommés de produire un nouveau numéro du journal plus blasphématoire que jamais, afin de bien signifier que la France considérait désormais la caricature extrême comme le premier des droits de l’homme – ou plutôt comme le devoir citoyen le plus essentiel. On aura donc une nouvelle « une » sur Mahomet, blasphématoire en diable (avec, pour faire bonne mesure, une caricature de Sœur Emmanuelle aussi irrespectueuse que possible. « Désolé, on n’a pas réussi à faire pire… »). Après quoi, on propose benoîtement à des milliers d’enfants français de confession musulmane d’observer une minute de silence en signe de… respect. Et l’on s’interroge sur l’étonnant refus d’une large part d’entre eux. Ces enfants et leurs parents sont-ils des suppôts de l’Etat Islamique ? Cela paraît douteux. Mais on voudrait les jeter dans les bras de Daesh que l’on ne s’y prendrait pas autrement. Faire d’un événement horrible l’occasion d’une cohésion populaire était l’objectif affiché. Il était louable. On a à l’inverse aggravé les fractures qui travaillaient les sociétés française et européenne.
À en croire la couverture de Charlie-Hebdo, Mahomet pleure.
Le diable (étymologiquement « celui qui divise ») se réjouit. Al-Baghdadi rit aux éclats.
La manie de l’absolu
Comme l’a montré Hannah Arendt dans son essai On Revolution, les Français ont voulu que leur monarchie absolue soit suivie d’une Révolution tout aussi absolue, instaurant des principes eux-mêmes absolus. À la différence des révolutionnaires américains, lesquels ont toujours recherché des équilibres entre les idées et entre les pouvoirs. Cette dernière attitude paraît effectivement plus raisonnable, puisque les différents principes ne vont malheureusement pas dans le même sens. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui du couple – contradictoire et complémentaire – liberté-égalité. La liberté d’expression a pour sa part une place majeure dans tous les pays se prétendant démocratiques. Depuis quelques jours, on répète ad nauseam qu’en France ce principe est « absolu », tout en précisant cependant qu’« il n’est pas illimité ». Comprenne qui pourra. Sachant que le mot absolu signifie précisément « qui n’admet aucune restriction, aucune exception ni concession », on voit bien le problème. La vérité est que le droit français comprend un grand nombre d’exceptions – très nécessaires au demeurant –, protégeant les personnes de la diffamation et de l’injure publique, interdisant les propos racistes, antisémites, homophobes, etc. Notons ici que la jurisprudence française prévoit une exception dans l’exception : les Corses, que l’on peut donc insulter à loisir. Refermons la parenthèse. À ce stade, on aura compris qu’un tel principe comporte nécessairement des exceptions, et que la quête très française de principes absolus ne peut donner lieu ici qu’à une fiction juridique – ou plutôt politique –, voire à une escroquerie intellectuelle. En France comme ailleurs, ce principe ne peut être qualifié d’absolu si les mots ont un sens. Il est d’ailleurs conçu de façon moins large dans l’hexagone qu’aux Etats-Unis, où la liberté d’expression est protégée par le premier amendement de la Constitution et permet de publier des textes qui seraient interdits au pays de Voltaire. Pourtant, les médias américains sont plus que réticents à l’égard des fameuses caricatures de Mahomet… C’est qu’ils considèrent que le respect pour la foi religieuse est aussi un principe important, bien qu’il ne puisse davantage être qualifié d’absolu. Même réticence en Grande-Bretagne, pays dont le caractère démocratique sera difficilement contesté (son Bill of Rights date de 1689, soit cent ans avant la déclaration française). La différence, c’est qu’il existe en France un autre principe « absolu », celui de laïcité. Ici encore, l’absolu est évidemment hors de portée (en témoigne le très dérogatoire statut d’Alsace-Moselle !) Mais ce principe, marqué par une radicalité à géométrie variable, suffira pour bannir les crèches des lieux publics (quelle avancée démocratique !) et pour… encourager les caricatures du prophète. Nous apprenons à l’instant que la couverture du nouveau numéro de Charlie-Hebdo génère de graves violences en Afrique…
Pour une laïcité sereine et respectueuse : un modèle corse ?
En 1755, à une époque où les Français vivaient sous le joug d’un roi de droit divin, les Corses fondèrent une République démocratique et laïque, sous l’autorité de leur chef Pasquale Paoli. Ce dernier sépara fermement ordre politique et ordre religieux, quitte à être sévèrement critiqué par les « intégristes » d’alors. Il invita des Juifs à venir s’installer en Corse et leur reconnut expressément le droit de vote. Cela paraît naturel de nos jours, mais nous étions au cœur du XVIIIe siècle… Quelques années plus tard, Napoléon s’inspirera de cette politique en œuvrant à l’intégration des Juifs dans l’Etat français.
Paoli respectait les musulmans et hébergeait les corsaires tunisiens lorsqu’ils connaissaient des avaries sur les côtes de Corse. Il entretenait des relations cordiales avec le bey de Tunis. Ces relations étaient fondées sur un respect réciproque. Si la laïcité corse fut une laïcité sereine, c’est que l’île baignait à l’époque dans les Lumières italiennes, lesquelles, à la différence des françaises, ne poursuivaient pas l’objectif d’éjecter le fait religieux de la société. Le maître napolitain des Lumières Antonio Genovesi, dont Paoli fut le disciple, enseignait la séparation du politique et du religieux, mais sans tomber dans l’anticléricalisme violent qui caractérisait les penseurs – et bientôt les révolutionnaires – français. Cette différence de sensibilité ne sera d’ailleurs pas pour rien dans la rupture de 1793 entre la Corse de Paoli et la Convention.
Sécularisation tranquille et tolérance religieuse sont demeurées des éléments essentiels de notre tradition politique. Ce n’est pas un hasard si lors de la seconde guerre mondiale les Corses ont protégé les Juifs, ce qui a conduit Serge Klarsfeld à qualifier notre pays d’ « île des Justes », il y a quelques années devant l’Assemblée territoriale. Aujourd’hui encore, cette tradition politique peut nous aider à penser les évolutions sociétales et les événements politiques européens et mondiaux. S’agissant de notre propre pays, le peuple corse, communauté de droit sur la terre corse, se doit de définir lui-même à partir de son propre génie les conditions de l’intégration, intégration qui s’est faite depuis des siècles de façon naturelle mais qui, compte tenu des bouleversements planétaires, impose aujourd’hui une réflexion approfondie. Sans vouloir imiter des modèles importés qui ne fonctionnent plus nulle part, comme l’intégration à la française dont on voit le résultat, ni adopter les démarches de haine et de rejet qui se développent de l’autre côté de la mer. Pour nous, « respect » sera le maître mot. Un respect bien ordonné, commençant par soi-même. D’abord se respecter donc se faire respecter, comme peuple d’accueil. Ensuite, respecter celui qui est venu en ami. Enfin, combattre la haine et la barbarie, et ne pas lui céder un pouce de terrain. Ces idées sont sans doute valides à l’échelle de l’île comme à celle de l’ensemble du continent, « de l’Atlantique à l’Oural ».
Peut-être que notre petit pays a encore les moyens « d’étonner l’Europe », comme le prédisait le citoyen de Genève.
Jean-Guy Talamoni, membre de l’Assemblée de Corse