« Orphelins de Dieu »: Biancarelli, l’anti-Mérimée




« Mon intention n’est que mon intention, et l’œuvre est l’œuvre », écrivait Valéry. Ce faisant, il reconnaissait au lecteur le droit d’avoir – et d’exprimer – une interprétation non conforme au dessein de l’écrivain. Ce droit, modestement, nous entendons l’exercer : Marc Biancarelli récuserait peut-être ce statut d’anti-Mérimée, il nous semble pourtant convenir à l’auteur d’Orphelin de Dieu. Le fait d’avoir choisi le nom de Colomba comme patronyme de l’un de ses personnages centraux peut être considéré comme un clin d’œil. Même si l’auteur indique que ce nom est authentique et qu’il l’a trouvé dans les archives de l’époque. Mais là n’est pas l’essentiel.

Le décor est bien celui de Colomba, la Corse du XIXe siècle, celle des bandits et des infâmes voltigeurs, malfaiteurs insulaires passés du côté de « l’ordre », au sein du corps spécial institué dans l'île de 1822 à 1850. Et ce sans cesser d’appartenir à l’espèce des bandits, et des pires qui soient… La langue corse en a longtemps gardé le souvenir : au XXe siècle encore, lorsqu’une maîtresse de maison s’apprêtait à changer les verres qui venaient d’être utilisés, il n’était par rare d’entendre un invité s’exclamer : « Ùn ci anu micca betu i voltisgiatori! » (Ce ne sont pas les voltigeurs qui y ont bu!). Cela donne la mesure de l’écœurement suscité par cette singulière soldatesque. « La lie du pays », dit l’un des personnages de Biancarelli. Toutefois, « légaux » ou pas, quel que soit le camp auquel ils appartiennent, les bandits d’Orphelins de Dieu n’ont rien de « bandits d’honneur ». Il est vrai que ce curieux oxymore a largement été introduit au XIXe siècle par la littérature romantique française. Au siècle précédent, il aurait paru étrange de revendiquer le titre de « bandit ». Pour Pascal Paoli – sa correspondance le révèle largement –, les bandits sont les ennemis, Matristes ou partisans de Gênes. Pour ces derniers, les bandits sont les Paolistes… Au XVIIIe siècle, le bandit c’est toujours l’autre. Lorsque, bien plus tard, les Résistants de la seconde guerre mondiale se qualifieront eux-mêmes de « bandits d’honneur »[1], ils porteront sans le réaliser l’empreinte du romantisme mériméen. Biancarelli en revanche ne s’y trompe pas : ses bandits sont des guerriers déchus. Anciens guerriers, nouveaux bandits, tristes héros d’une épopée de la décadence : « Tuer, voler, passer de ville en ville, s’enfuir encore… ». On est loin du « joyeux bandit » de pacotille chanté par Tino Rossi. De la même façon, le maquis d’Orphelins de Dieu est aux antipodes du mythique « palais vert ». Paradis des romantiques français, le maquis fait figure de Purgatoire chez les auteurs corses du XXe siècle : « A zitellina ùn sò s’è mi rammentu /È l’allegria hè fughjita luntana /Per fà la piazza à stu longu turmentu /Chì eu ne passu da lu monte à lu pianu » (Peppu Flori, U Lamentu di u banditu, « Sò for’ di strada »).

Chez Biancarelli, le maquis prend carrément la forme de l’Enfer : « …ils ne firent pas halte et franchirent le cirque de dalles granitiques pour foncer vers les sous-bois à l’instant où le ciel se déchaînait, lâchant des trombes d’eau et d’effrayantes salves d’éclairs ».

À ceux qui douteraient encore que l’on peut faire de la littérature authentiquement corse en langue française, on pourrait faire observer un phénomène significatif. Orphelins de Dieu est évidemment truffé d’éléments – thèmes, motifs, topoi – tirés de notre imaginaire collectif : les armes, les bandits, le maquis… Des éléments que l’on trouve à la fois dans la littérature des romantiques français sur la Corse et sous la plume des écrivains insulaires (d’expression corse, italienne ou française). Toutefois, entre les textes de ceux-ci et les écrits de ceux-là, on retrouve la distance séparant l’image d’Epinal des choses vécues. Prenons la thématique de la vengeance. Le cliché, l’« ethnotype », présente le Corse comme méprisant les tribunaux et leur préférant la loi atavique de la vendetta. Pourtant, les textes littéraires corses ne disent pas cela. Ils présentent toujours la vengeance comme la conséquence de la défaillance des institutions judiciaires : « À chì hà danari è amicizia torce u nasu à a ghjustizia ». Ainsi, lorsque l’on analyse la question dans sa complexité, la vendetta apparaît davantage comme un choix par défaut que comme une valeur culturelle ou un marqueur identitaire. Parmi de multiples exemples, on pourrait citer U Lamentu di Ghjuvan Cameddu où le bandit Nicolai, de Carbini, évoque l’acquittement de Lisandrone qui avait tué son frère : « Subitamente / Dopo averlo amazzato / Si sottomessi / Al perfido giurato / E cun mezzi ed influenza / Fu ben tosto giudicato. / Senza dubbio in consiquenza / Venzi assolto e liberato. »[2] Dans le même esprit, Biancarelli évoque l’« iniquité perpétuelle » des tribunaux.

Il apparaît donc que le texte de Marc Biancarelli se situe en opposition à la littérature romantique française sur la Corse, et rejoint sur bien des points les auteurs corses qui l’ont précédé.

Il nous reste à évoquer la question du « sous-texte », dont Biancarelli admet explicitement qu’il établit un lien avec la situation contemporaine de l’île[3]. Il s’agit là d’un angle de vue, du produit d’un parcours personnel, celui de Marc Biancarelli. Dans la Recherche, Proust écrit que « le devoir et la tâche d’un écrivain » consiste à traduire le livre qu’il porte en lui. On a dit que Mistral a peint une Provence rêvée, Barrès une Lorraine rêvée. La Corse de Biancarelli semble être une Corse cauchemardée. Ne fait-il pas dire à l’un de ses personnages : « La haine, le ressentiment, la jalousie, la convoitise, la médisance, on dira que c’est à peu près ce qui se partage le mieux dans ce putain de territoire, et si l’on y ajoute l’enculerie, la politique, la tyrannie, l’oppression et la guerre permanente, la vengeance et la corruption, je crois qu’on a un terreau durable pour que le merdier légué par nos anciens se perpétue encore longtemps ».

Cette Corse là n’est pas nécessairement la vôtre, ni la mienne. Elle ne vous paraîtra peut-être pas conforme à la réalité d’aujourd’hui, ni à celle d’hier telle qu’elle nous a été racontée par nos anciens. Peu réelle, peut-être, mais terriblement vraie, au moins le temps d’une lecture. C’est sans doute, pour reprendre la formule proustienne, que Marc Biancarelli n’a pas inventé mais « traduit », non sans talent, le livre qui « existait déjà en lui ».

(Publié dans La Corse, supplément au quotidien Corse-Matin, le 26 septembre 2014)


[1] Cf. l’ouvrage de Maurice Choury, La Résistance en Corse, “Tous bandits d’honneur !“, Editions sociales, Paris, 1958.
[2] J. B. Marcaggi, Les chants de la mort et de la vendetta de la Corse, Perrin et Cie libraires-éditeurs, Paris, 1898, p. 320.
[3] Cf. entretien avec Philippe Martinetti, lors de la manifestation littéraire « Racines de ciel » du 30 août 2014 à Ajaccio.

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