Chronique de Charles-Eric Talamoni sur le diptyque irlandais de Sorj Chalandon




SORJ CHALANDON, UN « VOYAGE AU CŒUR DES HOMMES BLESSÉS »

Les rencontres littéraires Una Volta, Dui Mondi, coorganisées par la librairie Les Deux Mondes et le centre culturel Una Volta, ont été l’occasion de la venue en Corse du journaliste et écrivain Sorj Chalandon qui a présenté, dans les jardins du Musée de Bastia, sa dernière œuvre, Le quatrième mur (Grasset, 2013).

Le roman d’un projet insensé : organiser dans le Beyrouth en guerre des années quatre-vingt, une représentation théâtrale, l’Antigone de Jean Anouilh, en mobilisant des acteurs provenant de tous les camps belligérants afin que, quelques heures durant, cesse le fracas des armes et renaisse l'espoir d’un avenir partagé.

Mais l’entretien avec l’auteur, mené par le libraire Pierre Negrel, s’est rapidement écarté du Proche-Orient pour aborder le thème, central dans l’œuvre de Sorj Chalandon, du conflit nord-irlandais.

Il y a consacré deux romans : Mon traître (Grasset, 2008) et Retour à Killybegs (Grasset, 2011).

Deux romans pour raconter une seule et même histoire, celle d’un officier de l’IRA, combattant exemplaire et ancien détenu politique au terrible pénitencier de Long Kesh qui, en 2005, s’est avéré, à la stupéfaction de tous, être un collaborateur des services secrets britanniques, traître à la cause irlandaise depuis vingt ans.

Son exécution, en avril 2006, n’a fait l’objet d’aucune revendication.

Si Sorj Chalandon a été ébranlé par ce parcours au point d’y consacrer un diptyque romanesque, c’est parce que cet homme, ce traître, c’est « son» traître, son ami Denis Donaldson rebaptisé Tyrone Meehan dans les deux romans.

Cette amitié, Sorj Chalandon l’a nouée à l’époque où, grand reporter à Libération, il couvrait le conflit nord-irlandais.

Après Mon traître, dont le narrateur est le luthier Antoine, l’ami français, c'est-à-dire lui-même, Sorj Chalandon a ressenti intimement comme une urgence, celle de revenir sur ce récit, sur cette blessure personnelle, pour adopter, cette fois-ci, le regard de celui qui a trahi.

Un homme qui ne s’est pourtant jamais expliqué sur les raisons de son retournement par les britanniques.

C’est précisément la raison pour laquelle Sorj Chalandon est allé puiser en lui-même une explication, la réponse à une question obsédante : comment, pourquoi devient-on un traître ? Quels sont les ressorts intimes de la traîtrise ?

Une introspection, car Sorj Chalandon est convaincu que tout homme porte en lui un héros et un traître, et que seules des circonstances hors norme, dont la guerre fait partie, sont susceptibles de dévoiler lequel, du grand homme que l’on érige en modèle ou du salaud qui aura la mort pour seule rétribution, entrera dans la lumière.

Les réponses que son ami ne lui donnera jamais, Sorj Chalandon les livre dans Retour à Killybegs.

Mais il n’impose pas une « Vérité », il propose sa vérité, celle dont il avait lui même besoin pour clore cette page de son histoire personnelle.

A travers ce récit subjectif, il nous livre aussi un témoignage incomparable sur la lutte irlandaise.

Ce que les combattants de l’IRA reprochent avant tout aux britanniques, nous dit-il, ce n’est pas d’opposer la force des armes à leur désir de liberté mais, comme le disait Michael Collins, «d’avoir fait d’eux des assassins».

Dans Mon traître, Sorj Chalandon cite un vers du poète Irlandais William Butler Yeats : « A terrible beauty is born ».

Une terrible beauté qui exprime la fascination mêlée d’effroi ressentie par Yeats voyant son peuple prendre les armes contre l’oppresseur britannique et s’emparer de la poste centrale de Dublin en 1916.

Cette émotion, Sorj Chalandon l’a sans doute partagée sur le sol irlandais, comme en témoignent ses ardentes descriptions des apparitions des combattants, lorsque défilent en armes les soldats de l’IRA, ou se lèvent les fusils des hommages militaires, solennellement rendus à ceux qui sont tombés.

Son sentiment sur le recours à la lutte armée lorsqu’elle est le prix de la dignité d’un peuple, Sorj Chalandon l’a livré sans circonlocutions au cœur de la citadelle de Bastia : "Moi je ne suis pas un hippie. Et je trouve qu'il y a des guerres justes. Et ces guerres-là il faut les mener, car on n'a pas le choix."

À la « terrible beauté » de Yeats, Sorj Chalandon a toutefois apporté, sinon un correctif à tout le moins une lumière personnelle : «La première beauté de la guerre d'Irlande, c'est la dignité de ceux qui l'ont menée ».

Comme un dialogue, par-delà le voile du temps, entre le poète et l'écrivain.

Charles-Eric Talamoni

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