« Marguerite et les grenouilles » de Marie Ferranti : « Un peu de temps à l’état pur »





Un livre étonnant que l’on ne se hasardera pas à ranger dans un genre littéraire répertorié, de crainte de voir ce dernier prendre l’allure du lit de Procuste. Abandonnons donc toute velléité de classification pour nous pencher sur la richesse du texte.

Nous aborderons dès l’abord un aspect de l’ouvrage qui a pu heurter certains lecteurs (nous confessons en faire partie !) : la place réservée à ce microcosme greffé il y a plusieurs décennies sur la commune de Saint-Florent, composé d’éléments de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie française. Marie Ferranti semble porter sur ces personnages, alternativement, un regard sévère et une attention attendrie… Pour notre part, nous avons partagé plus aisément le premier que la seconde. Non pas, bien évidemment, en raison de l’origine géographique ou sociale des personnes en question, mais à cause de leur façon d’être et de leur attitude – généralement distante ou paternaliste – envers les autochtones. Sans verser dans un racisme social à rebours, avouons que nous nourrissons davantage de sympathie pour d’autres étrangers qui s’installèrent à la même époque dans nos quartiers populaires ou nos villages, et qui partagèrent notre vie collective dès la première génération. Ils sont des nôtres alors que ceux de Saint-Florent ne le seront jamais, ne l’ayant du reste jamais envisagé. Cela dit, les idées générales comme celles que nous venons de formuler s’effacent toujours devant la réalité des rapports humains, toujours différente, toujours déroutante. Sans doute, malgré nos réticences, chacun d’entre nous pourrait être sensible à la magie du château de Fornali, voire atteint par une sorte de syndrome de Stockholm… Par ailleurs, les milieux – et les familles – sont composés de personnalités différentes que l’on ne saurait confondre en une même forme monolithique. Cette parenthèse d’une sociologie quelque peu sommaire étant refermée, penchons-nous sur l’essentiel, à savoir la littérature.

Il semble que, par-delà la localité de Saint-Florent – mentionnée en sous-titre –, les thématiques principales de cet ouvrage soient d’une part l’espace et le temps, et d’autre part l’identité corse.

L’espace bien sûr. Et surtout le lien entre hommes et espace, « Trà locu è populu »[1], pour paraphraser Rinatu Coti. Marie Ferranti s’attache à retrouver la trace de tel fait, anodin ou dramatique, advenu jadis dans telle pièce, dans telle maison, dans telle rue de Saint-Florent. Et elle se désole avec Baudelaire de ce que « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Et oui, le temps fait inéluctablement son œuvre. Mais le temps, n’est-ce pas précisément le sujet de l’enquête de Marie Ferranti ? En interrogeant sans relâche les villageois, en mêlant ses propres souvenirs à ceux des plus anciens, et en confrontant au présent l’ensemble de ce passé, que cherche-t-elle au juste, si ce n’est recueillir « un peu de temps à l’état pur » ? Enquête passionnante certes, mais quête infiniment périlleuse, la nostalgie n’étant jamais distante de la mélancolie. Les paroles que l’auteur consigne scrupuleusement illustrent ce danger : « Que le temps passe, que de choses ont disparu, si tu savais ! ». Et le proverbe de confirmer impitoyablement : « A vita hè un’ affaccata à a finestra »[2].

Toutefois, la langue corse n’est pas ici confinée à cette supposée sagesse parémiologique, qui fait souvent office d’alibi identitaire dans les textes en langue française. Le corse se taille une place non négligeable : outre divers passages plus brefs, huit pages entières consacrées à « Rosalie Scotto, memoria viva ». Et ce n’est pas une mince satisfaction que de voir notre langue, si souvent méprisée par Paris, investir les chapitres de la sacro-sainte « NRF », dont Gide ferma un jour la porte au nez de Marcel Proust, avant il est vrai de s’en repentir amèrement. Notre langue, mais également notre histoire : nous retiendrons notamment l’évocation de Maria Ghjentile, sans doute la plus belle figure de l’imaginaire national insulaire[3]. Après celle de Vattelapesca (en italien) et celle de Lucciardi (en corse), on rêve d’une nouvelle version de ce drame écrite – pourquoi pas en français ? – par Marie Ferranti. Car on sent bien que pour cet écrivain, reconnu de l’autre côté de la mer par les institutions les plus prestigieuses, la défense de notre identité est désormais la grande affaire. Marie Ferranti n’écrit-elle pas au sujet de ces Corses prétendument « arrivés » : « Ils rejettent la richesse de cette culture au nom d’une autre – la française – dont ils n’ont d’ailleurs pas même idée, car s’ils l’avaient, ils auraient reconnu la beauté qu’ils avaient sous le nez ! ». Tout est dit.

(Publié dans "Paroles de Corse", mars 2014)


[1]Rinatu Coti, Trà Locu è Populu, dialogue avec Vincent Stagnara, L’Harmattan, Paris, 2001.


[2] La vie est aussi courte qu’un regard lancé par la fenêtre.


[3] Surnommée l’Antigone corse, Maria Ghjentile était une jeune femme du Nebbiu qui, au temps de la conquête française de la Corse, donna une sépulture à son fiancé malgré l’interdiction des autorités militaires d’occupation.

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