« La femme sans tête » d’Antoine Albertini: Lorsque l’enfant disparaît…
Antoine Albertini vient de recevoir le Prix du livre corse pour son premier roman, ce qui nous donne l’occasion de revenir sur l’ouvrage.
L’écriture de ce texte sui generis reflète la contrainte qui a pesé sur l’auteur, telle qu’il l’a lui-même évoquée dans la presse. Son idée initiale étant de rendre compte d’une histoire vraie et de sa propre enquête sur le sujet, il a dû en faire un roman pour satisfaire aux conditions imposées par la maison d’édition. Néanmoins, la réalité affleurant en permanence, il est difficile de considérer ce récit – en dépit de la mention portée sur la couverture – comme relevant du « mentir vrai » romanesque…
D’autant que les Corses ont conservé à l’esprit l’affaire de la femme décapitée trouvée en 1988 dans le cimetière de Miomu et s’étant avérée être une jeune infirmière, disparue une dizaine d’années plus tôt en même temps que son fils de huit ans.
Sans mésestimer l’horreur et la compassion suscitées par le calvaire de la mère – que l’autopsie révéla à suffisance –, on sent bien que le sort de l’enfant constitue l’interrogation centrale et lancinante du récit. L’auteur s’applique à donner une image terriblement attachante de ce « petit garçon tout blond » qui observait les oiseaux avec passion et, par son innocence et sa spontanéité, charmait tous ceux qui l’approchaient. Sans doute arraché à sa mère avant d’être assassiné, son martyre présumé est bien le centre de gravité d’un drame se jouant sur une terre réputée exempte de ce genre de dérives.
L’auteur fait d’ailleurs état de statistiques judiciaires confirmant sans ambiguïté cette singularité insulaire.[1]
Dans la commune qui fut jadis le lieu du drame, la tonalité des réactions suscitées par la curiosité du journaliste enquêteur en disent long sur la façon dont sont ressenties ses questions, l’indignation portant principalement sur la disparition de l’enfant et sur la suspicion que l’on semble à cet égard faire peser sur la population locale : « Eh non qu’on ne les tue pas, les enfants, ici ! ».
Outre le plaisir d’une lecture captivante, au sens propre – on a réellement du mal à lâcher le livre avant d’avoir atteint les dernières lignes –, c’est sans doute l’apport principal de ce roman que de souligner la sensibilité particulière des Corses à l’égard de ce genre d’affaires. Les textes littéraires confirment évidemment cette réalité – le caractère sacré de l’enfant –, du moins les textes authentiquement corses. La littérature romantique française, dans sa volonté de mettre en relief l’archaïque violence de l’île, a ignoré cette particularité. En témoigne le célèbre Matteo Falcone de Mérimée, dans lequel le père lave l’honneur de la famille en exécutant son fils de dix ans. Or, détail intéressant, à la différence de Colomba, Matteo Falcone est inspiré d’une nouvelle en langue italienne écrite par un Corse, Francesco Ottaviano Renucci, intitulée La delazione punita. Et l’on observe que dans la version de Renucci, il n’est pas question d’un enfant de dix ans. Il s’agit ici d’une invention de Mérimée.[2] Cette différence entre hypotexte corse et hypertexte français paraît particulièrement significative.
Pour en revenir à Antoine Albertini, il a, malgré le titre de son ouvrage, essentiellement consacré ce dernier au tabou que constitue l’enfance martyrisée dans notre imaginaire collectif. Ainsi, l’enfant finit au fil des pages par occuper toute la place. Quant à la « femme sans tête », si c’est en sa qualité de femme qu’elle fut persécutée et assassinée, le lecteur insulaire ne peut s’empêcher de la voir avant tout comme une mère.
Celle du « petit garçon tout blond ».
(Publié dans Paroles de Corse, novembre 2013)
[1] Ce qui n’implique évidemment pas l’absence totale d’affaires de cette nature.
[2] Cf. Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, L’image de la Corse dans la littérature romantique française, PUF, Paris, 1978, p. 212.