« I misgi » de Ghjacumu Thiers: Fenêtre sur cour








Avec ce roman, Jacques Thiers nous livre un nouveau pan de son univers romanesque. Plus exactement, il nous offre un angle de vue différent sur le même objet. Cette fois, c’est le regard d’un enfant qui nous introduit dans une cour d’immeuble, monde clos et autonome, métaphore d’une ville si souvent explorée par l’auteur. Un regard d’enfant privé de toute innocence, ce qui arrive plus souvent qu’on le croit. Ce qui, en fait, est la règle.

Les thématiques habituelles sont évidemment présentes, comme s’il était impossible à un écrivain corse d’écrire le moindre texte de quelque importance sans y revenir, immanquablement : la guerre et la vengeance se retrouvent une fois de plus sous la plume de l’auteur, comme dans In corpu à Bastia. S’il ne s’agit en rien d’un rimake, les deux romans constituent bien en revanche des éléments d’un même ensemble.

La guerre est celle de 14-18. « Evidemment », serait-on tenté d’écrire, tant la Grande guerre est, depuis quelques années, omniprésente dans la littérature insulaire, d’expression corse ou française. Quelques exemples, et non des moindres, suffiront pour s’en convaincre : Ombre di guerra de Jean-Yves Acquaviva, Murtoriu de Marc Biancarelli, Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari… Il n’est pas aisé de rendre raison de ce phénomène. Sans doute le processus d’inscription dans l’imaginaire collectif est-il, ces derniers temps, parvenu à son stade de maturation. On sait que la transmission familiale a souvent été entravée par la répugnance de certains témoins à exhumer des souvenirs douloureux. Parfois, cette transmission a pu sauter une génération, se faisant de grands-parents à petits-enfants, de grands-oncles à neveux… Et puis il a fallu le temps de la méditation, individuelle et collective. Finalement, tout cela aura pris un siècle, celui que nous bouclerons l’an prochain avec les commémorations prévues.

Autre élément majeur de notre imaginaire, la vengeance. Dans ce texte, elle s’accomplit de façon étrange, entre deux personnages présentés de façon extrêmement nuancée. On vit ainsi, de l’intérieur, le parcours d’Orsu Dumenicu. Ce dernier est confronté à une situation difficile, l’intrusion dans sa vie du jeune Anton Dumè menaçant son équilibre personnel et familial. Après la mort de ce dernier, le lecteur partage les tourments d’Orsu Dumenicu dans sa tentative de rédemption : pour trouver le repos de l’âme, il ira jusqu’à se faire pénitent au Catenacciu. En vain : l’apaisement qui semblait se dessiner lors de la retraite précédant la cérémonie ne sera pas confirmé par cette dernière…

La justice des hommes, incarnée par le commissaire, avait montré son impuissance. L’expiation par la souffrance volontaire se révèle inefficace. De même que la religion, pourtant servie par de belles et attachantes figures d’ecclésiastiques : Frate Klaus et, bien plus tard, Frate Antonello… Mais pour délivrer Orsu Dumenicu et donner une issue à la situation inextricable dans laquelle il se débat fiévreusement, il ne reste désormais que la solution de dernier recours, pratique traditionnelle s’il en est : la vengeance. Celle dont il sera victime. Pratique traditionnelle mais, ici comme dans de nombreux autres textes littéraires corses, ne constituant qu’une voie « par défaut » imposée par les circonstances.

À la fin du roman, on se surprend, un peu confus, à être heureux du dénouement : Rosa, la veuve d’Orsu Dumenicu, est plus jeune et plus belle que jamais. La vie et l’amour ont raison de tout. Quant à ceux qui ne sont plus, ils auraient bien tort d’en prendre ombrage ! Le monde continue son chemin et comme dit le proverbe : « U mortu allarga u vivu »…

Il est superflu d’ajouter que les personnages de Ghjacumu Thiers sont vrais. Ceux qui connaissent le reste de son œuvre ont déjà été confrontés à leur complexité. Une complexité qui est celle de la vie. Ces hommes et ces femmes, on a l’impression de les avoir côtoyés, de bien les connaître. Et pourtant ils nous surprennent.

Telle la mer entourant le personnage principal – c’est-à-dire la ville –, l’épreuve d’artiste est toujours recommencée. Mais toujours autrement. En attendant la fresque dans son état définitif. Mais il faudra encore pour cela quelques romans…

(Publié dans La Corse du 22.XI.2013)

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