Parution de "Littérature et politique en Corse", Jean-Guy Talamoni



(ITV publié dans Corse-Matin du 14.VII.13)

Quel est le fil conducteur de ce livre, tiré d’une thèse de doctorat ?
Le fil conducteur c’est l’imaginaire corse, tel qu’il apparaît dans les textes littéraires. Tout autant que la recherche historique, l’art et la littérature nous renseignent sur une société et ses mécanismes culturels. Comme l’a observé Milan Kundera, les livres et les tableaux sont le miroir où se reflète, se concentre et se conserve « le mode de penser et de vivre », en somme la culture profonde d’un peuple. Il serait possible d’étudier dans le même esprit les toiles de Canniccioni ou de Frassati, ou encore, en remontant plus loin, le « baroque corse »… Personnellement, j’ai choisi la littérature.

Dans quel but ?
On pourrait le faire pour le simple plaisir de la connaissance, ce qui est déjà beaucoup. Mais en ce qui me concerne, c’est aussi et surtout parce que je suis dans l’action politique et que cette dernière ne doit pas se laisser déconnecter du monde de la pensée, ce qui est parfois le cas. J’ai simplement tenté d’améliorer ma propre contribution aux débats : il s’agit de mieux connaître les processus à l’œuvre au sein de la société pour mieux intervenir sur ces processus.

Quelle a été la méthode ?
Pour dire les choses le plus simplement possible, j’ai pris comme base un livre mythique du XVIIIe siècle, souvent cité mais rarement lu avec attention, la « Giustificazione della Rivoluzione di Corsica ». Ecrit par Salvini, un proche de Paoli, il constitue une véritable bible de l’imaginaire national corse. J’y ai repéré les éléments de cet imaginaire puis je les ai suivis à la trace dans les textes littéraires postérieurs, jusqu’à aujourd’hui. Cet exercice m’a permis de mettre en évidence une grande stabilité des représentations, par delà les époques et les changements de langues (italien, latin, français, corse…).

Qu’avez-vous avez appris sur la société corse à travers ce travail ?
D’une façon générale, lorsque l’on cherche à sortir du cliché, de l’ethnotype, c’est-à-dire de la corsitude de bazar, quand on prend réellement en compte la complexité des choses, on ne peut que rejeter les sornettes assénées par les beaufs français de base, et parfois même par un ministre… Ou encore les doctes propos d’universitaires « corsologues » venus de l’autre côté de la mer pour nous dire ce que nous sommes. Les moins farfelus d’entre eux ne sont généralement pas en mesure de voir les choses dans leur globalité. Par exemple, Gérard Lenclud présente à peu près convenablement les forces centrifuges générant les divisions, la « mosaïque » que peut entrainer le système dit « claniste », mais il ne voit pas qu’il y a aussi, à toutes les périodes de notre histoire, des forces centripètes qui se manifestent par des démarches d’union. Les exemples les plus fameux sont la période paolienne ou, plus récemment, l’union contre l’occupant fasciste… Le mouvement national moderne constitue d’ailleurs une bonne illustration de ces phénomènes cycliques division-union. Or, les observateurs extérieurs procèdent souvent par réduction, plaquant une grille simple et figée sur une réalité complexe et mouvante. Sans parler des journalistes parisiens, même s’il ne faut pas généraliser.

Faut-il rejeter les intellectuels extérieurs à la Corse ?
Certainement pas ! Les échanges, voire l’expression de désaccords, sont utiles et souvent enrichissants. Je pense en particulier aux séminaires animés à l’Université de Corse par le professeur Carlo Ossola, tout à fait passionnants, ou encore à ceux d’Augustin Berque, dont le travail remarquable rejoint des problématiques prégnantes en Corse, comme le rapport entre hommes et lieux…

La société corse est-elle violente par nature ?
À ce sujet, j’ai apprécié les propos tenus par l’écrivain Marco Biancarelli dans une récente interview : toutes les sociétés sont violentes et la nôtre n’échappe pas à la règle. Nous avons actuellement à cet égard un problème massif et nous cherchons à le traiter, notamment à l’Assemblée de Corse, même si nous sommes loin d’avoir toutes les compétences nécessaires. Ce qui est inadmissible c’est qu’un ministre de passage cherche à cacher le bilan désastreux de la politique judiciaire en mettant en avant nos spécificités culturelles, voire génétiques…

D’autant que lorsque l’on regarde les choses à travers une approche délivrée des stéréotypes – c’est ce que j’ai cherché à faire dans ma thèse – on voit clairement que de nombreux éléments considérés comme des critères de « corsité » (armes, vengeance, rapport aux tribunaux, etc.) méritent d’être revisités. Je crois avoir démontré l’inanité de certaines idées véhiculées au sujet de la Corse. Or les Corses eux-mêmes finissent parfois par y croire et par s’identifier à l’image d’Epinal : le port d’arme et la vendetta comme marqueurs de « corsité », par exemple… Si l’on admet que la vérité de l’âme humaine se trouve dans la littérature d’un peuple, il est important de constater que la nôtre ne va pas dans le sens de la doxa. Je ne parle pas ici de « Colomba » mais de la littérature authentiquement corse.

Et sur le plan de l’idéologie politique ?
À cet égard, l’étude des textes est édifiante et a des prolongements jusqu’à nos jours. On sait que la politique française a largement été structurée par la Révolution française, et qu’elle l’est encore aujourd’hui. De la même façon, la politique corse demeure en grande partie structurée par la Révolution corse. Outre le tiers de l’électorat qui vote pour les nationalistes, lesquels se réclament explicitement du paolisme, les autres sensibilités n’y sont pas indifférentes. D’autant que les idées nationalistes ont largement pénétré la société corse y compris les formations de droite et de gauche dites «traditionnelles».

Ces deux révolutions portent-elles des idées si différentes ?
Déjà Hannah Arendt s’était livrée à une comparaison entre Révolution française et Révolution américaine. Elle observait que la Révolution française avait eu comme mot d’ordre essentiel « égalité », qu’elle s’était fondée sur des abstractions comme la « volonté générale » et qu’elle avait consommé une rupture totale avec la tradition, notamment religieuse, la fameuse politique de la « table rase »… En revanche, la Révolution américaine s’est faite autour du mot d’ordre de « liberté », elle a voulu réaliser des équilibres politiques plutôt que privilégier des notions abstraites, enfin elle n’a consommé aucune rupture avec la tradition. Eh bien, on se rend compte que ces observations peuvent être très exactement transposées à la comparaison entre Révolution française et Révolution corse, cette dernière étant plus proche de la Révolution américaine à maints égards.

Les abstractions…
La Corse baignait intellectuellement dans les Lumières italiennes, très différentes des françaises. Paoli a reçu son éducation à Naples où il a été l’élève de Genovesi, lui-même disciple de Giambattista Vico. Ici, la généalogie des idées philosophiques et politiques est très instructive, et il faut lire ces auteurs : ils se méfient des abstractions et n’entendent pas consommer une rupture avec la tradition. Par ailleurs, la pensée italienne est marquée par le réalisme machiavélien, dont on trouve l’empreinte chez Paoli, mais également chez Napoléon.

Mais Paoli a été en relation avec Rousseau…

C’était surtout « de la com » comme on dirait aujourd’hui : montrer qu’une telle célébrité soutenait la démarche nationale corse. Bien entendu, le projet de Constitution de Rousseau n’avait aucunement vocation à être appliqué dans la pratique ! On voit d’ailleurs que dans la réalité le volet éducatif, si important dans l’action politique paolienne, fut très éloigné de l’« Emile » de Rousseau, et plus encore de son « Discours sur les sciences et les arts » dans lequel il prétendait que ces derniers corrompent l’homme. Genovesi, le maître de Paoli, avait d’ailleurs réfuté la thèse de Rousseau dans ses « Lettres académiques sur la question de savoir si les ignorants sont plus heureux que les savants » ! Paoli était évidemment du côté de Genovesi : pour lui l’éducation constituait la condition de l’émancipation individuelle et collective. Son action politique en témoigne.

Mais pour en revenir à la notion d’égalité, Paoli l’a mise en avant…
Bien sûr puisque son projet était républicain. Mais il n’en a jamais fait le mot d’ordre principal. Dans le livre majeur de son généralat, la « Giustificazione », c’est bien la liberté qui est à l’honneur. Le mot « libertà » revient plusieurs dizaines de fois ! C’est la raison pour laquelle je trouve discutable d’avoir placé sous la statue de Paoli, qui vient d’être inaugurée à Ajaccio, une citation, certes authentique mais peut significative, relative à l’idée d’égalité. Car le maître mot de la Révolution corse est le même que celui qu’adopteront ensuite les Américains : « liberté ». Toutefois, mis à part le choix de cette citation, il faut saluer l’installation d’une statue de Paoli dans la « cité impériale ». Au moment où les élus corses cherchent ensemble les voies de l’avenir et de la réconciliation, l’association symbolique de ces deux figures majeures de notre imaginaire national me paraît une bonne chose.


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