La violence en débat à l’« Assemblée de Corse » en…1852
Il s’agissait, vous l’aviez compris, du Conseil Général de la Corse. L’île constituant alors un seul département, ce Conseil était bien l’équivalent de notre actuelle Assemblée territoriale. Lorsque l’on se penche sur le procès-verbal des délibérations[1], on se rend compte que l’ordre du jour n’était pas tellement différent de celui des sessions d’aujourd’hui : budget, infrastructures de transports, lycées et collèges, ainsi que… le banditisme !
Ce jour là, la réunion devait s’ouvrir sur le rapport du préfet Thuillier[2], lequel commençait par transmettre aux élus de l’île l’expression de « la sollicitude et de l’affection » du Prince Président envers « ce glorieux pays qui fut le berceau de sa famille. » Puis il en venait aux faits : « …la nature a été prodigue envers la Corse. Elle lui a donné une terre fertile sous un ciel admirable, un sol qui se prête à toutes les cultures, d’immenses forêts, des ports vastes et sûrs, une situation géographique heureuse entre toutes au centre de la Méditerranée, et pourtant (…) La cause principale de tous vos maux, c’est le fléau sans cesse renaissant du banditisme. » Et le préfet de citer les chiffres : « …deux cents bandits (…) qui bravent impunément les arrêts de justice et les poursuites d’une légion entière de gendarmerie, qui depuis 1821 ont commis quatre mille trois cent dix-neuf assassinats, dont huit cent trente-trois accomplis pendant les quatre dernières années… », ajoutant cette précision saisissante : « qui viennent enfin de frapper deux magistrats municipaux » !
Après ce tableau inquiétant, le préfet se disait « résolu à ne rien épargner pour fonder sur des bases inébranlables la sûreté publique, d’où [découleraient] naturellement et sans effort sur cette terre favorisée du ciel, la richesse, l’abondance et tous les bienfaits de la civilisation. »
En l’absence du Président de Casabianca, le Vice-Président Charles Abbatucci devait prononcer un discours, certes sympathique mais qui ne semblait guère en mesure de faire évoluer considérablement la situation : « Que chacun de nous, mû par la conscience irrésistible des vrais intérêts du pays, use de sa légitime influence (…) pour diriger les esprits vers les idées de justice, de paix et de conciliation, afin que les haines s’apaisent, que les sanglantes inimitiés s’éteignent. »[3]
Venait enfin le moment de présenter le résultat des travaux de la « Commission de sûreté publique »[4] (l’équivalent, en quelque sorte, de l’actuelle commission présidée par Dominique Bucchini…). Son rapporteur, Sampiero Gavini, après avoir également rappelé les statistiques, dressait le constat (« les efforts de la force armée et de la justice […] ont été jusqu’ici frappés d’impuissance »), puis faisait mettre aux voix – et adopter à l’unanimité, comme c’est le cas à chaque fois qu’une délibération n’a aucune chance de changer la réalité des choses – un texte dont l’essentiel consistait à mettre en cause « la funeste habitude du port d’armes » – travers atavique des Corses, comme on le sait – sans s’interroger sur le point de savoir si, par hasard, le problème ne venait pas d’une carence des autorités publiques françaises…[5] Les élus du Conseil Général n’avaient-ils pas entendu parler de la redoutable efficacité dont faisait preuve, cent ans auparavant, la Giustizia Paolina ? Ou bien quelques décennies avaient-elles suffit pour installer dans leurs esprits la « haine de soi » propre aux peuples colonisés ? Toujours est-il que nos conseillers se séparèrent, heureux d’avoir si bien défendu les intérêts matériels et moraux des Corses, et le coeur apaisé par les ultimes paroles du discours préfectoral promettant que cette session deviendrait « une date dans [leurs] annales », que chacun d’entre eux tiendrait un jour « à l’honneur d’y avoir figuré » pour avoir contribué à ouvrir « une ère inconnue de paix, de bien être et de prospérité ».
Prophétie qui, comme chacun sait, s’est révélée parfaitement exacte…
Jean-Guy Talamoni
(Article publié dans La Corse, Hebdo, en avril 2011)
[1] Imprimerie G. Marchi, Ajaccio, 1852.
[2] P. I.
[3] P. 84.
[4] P. 94.
[5] À la différence de Salvini qui, dans la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica (1758), mettait en cause la politique génoise en matière de justice tout en rappelant l’efficacité à cet égard des autorités nationales corses