Débat sur la violence (Ass. de Corse) Intervention de Jean-Guy Talamoni
Monsieur le Président, chers collègues,
Nous voici appelés, et nous saluons cette initiative, à parler de la violence en Corse.
Cette fois, il ne s’agit pas, il ne s’agit plus comme cela a été le cas par le passé de chercher à stigmatiser ceux qui ont défendu – et continuent à défendre – la Corse aux dépens de leur liberté et parfois de leur vie.
Il y a quelques jours, le ministre français de l’intérieur lui-même, peu suspect de sympathie pour le mouvement national corse, était bien obligé de reconnaître qu’il n’y avait pas de lien entre la violence, qui se déchaîne actuellement dans l’île, et le nationalisme corse.
Nous prenons acte de cette position, et nous le faisons d’autant plus volontiers qu’elle constitue une nouveauté dans la bouche d’un responsable parisien.
Le champ de notre propos étant à présent clair, nous pouvons nous livrer à une tentative d’analyse, avec modestie, mais également avec la clarté que nous essayons d’adopter en toutes circonstances.
Tout d’abord, il nous faut dire que cette série d’assassinat n’endeuille pas seulement les familles concernées mais qu’elle consterne l’ensemble des Corses. Dans une petite communauté comme la nôtre, où tout le monde se connaît, ou les liens familiaux et amicaux traversent tous les milieux sociaux, chaque Corse ne peut être qu’éprouvé par cette tragique actualité. Quel que soit le choix de vie de certaines des personnes assassinées, il n’en demeure pas moins qu’elles laissent des veuves, des enfants, des parents dans la détresse, et que, compte tenu de la modeste démographie de la Corse, chacun d’entre nous est plus ou moins directement touché…
C’est dire que sur le plan humain, personne ici ne saurait se désintéresser de la situation présente.
S’agissant des causes, elles sont à l’évidence multiples : déstructuration de notre société traditionnelle, problèmes économique et sociaux, perte – voire détournement – de nos valeurs communautaires, administration calamiteuse de la justice en Corse…
Le passage d’une vie largement rurale à une forte concentration urbaine, la quasi disparition de tout un pan de notre économie – mais aussi de notre mode de vie traditionnel – constitué par l’agriculture ou l’élevage, puis l’effondrement de ce secteur, ne sont pas sans lien avec la situation actuelle. Les politiques parisiennes ont à cet égard été dévastatrices : la loi douanière puis le système dit « de la continuité territoriale » ont été pour beaucoup dans le désastre. Ces politiques ont entraîné l’exode rural, l’exil en France ou dans son empire colonial, et en définitive la ruine de la Corse. Tout cela n’était pas le fruit du hasard ni même de l’incompétence des autorités, mais de la volonté délibérée de briser les moyens de l’autonomie matérielle des Corses, et donc de leur dignité collective, pour tisser toujours davantage de liens de dépendance à l’égard de la France.
Mais non content d’avoir ruiné notre peuple, et sans doute pour justifier le sort qui lui était fait, on se mit en tête de le salir aux yeux des autres mais également de lui-même. On a décidé de lui insuffler ce qu’Albert Memmi, penseur de la colonisation, appelle « la haine de soi ». Qu’il y ait eu et qu’il y ait encore en Corse des crimes qui sont commis, c’est une réalité, mais que l’on réduise un pays à cela, et ce depuis des siècles, dans les médias, la littérature et le cinéma, est parfaitement inacceptable, et surtout dangereux pour l’avenir de notre peuple : depuis les bandits corses à la Une du « Petit journal » jusqu’à Monsieur Barbier sur LCI, depuis « Colomba » jusqu’au œuvres cinématographiques modernes, on n’a eu de cesse de montrer la prétendu férocité congénitale d’un peuple dont on a même prétendu qu’il était affecté à cet égard d’un chromosome spécifique ! Qu’une partie conséquente de la presse parisienne salisse volontiers la Corse est une réalité aujourd’hui peu contestable. Notre Assemblée elle-même, pourtant peu susceptible, a été obligée de s’en émouvoir et d’en débattre il y a quelques années. Lorsqu’il s’agit d’œuvres de fiction, il est aujourd’hui politiquement correct de tout accepter et même de s’extasier, comme l’ont fait certains commentateurs corses dans un irrépressible élan de masochisme, devant les prétendues qualités de telle œuvre donnant des Corses une image parfaitement lamentable. Ils devraient pourtant savoir que les fictions, lorsqu’elles vont systématiquement dans le même sens pendant des décennies voire des siècles, contribuent puissamment à forger les représentations qu’une société se fait d’elle-même et à construire des imaginaires collectifs. Entendons nous bien, nous ne prétendons pas indiquer ici la cause des drames qui nous occupent. Nous pensons simplement que cela n’arrange certainement rien dans un contexte déjà favorable aux dérives de toutes sortes.
Par ailleurs, un facteur particulièrement déterminant est sans conteste constitué par les visées spéculatives, ces dernières étant attisées par des projets de développement type PADDUC première mouture. En aiguisant ainsi tous les appétits, on a ouvert une boite de Pandore qu’il ne sera pas aisé de refermer. De fait, on voit bien que dans certaines régions au moins, les assassinats commis ne sont apparemment pas sans lien avec des projets immobiliers, et qu’ils ont commencé lorsque l’on a entrepris, ici même, dans cet hémicycle, de « désanctuariser » l’île. Ainsi, et c’est sans doute l’un des rares moyens dont dispose l’Assemblée de Corse pour influer réellement sur la situation, il conviendra de changer radicalement d’orientations économiques et d’empêcher, autant que faire se peut, toute forme de dérives spéculatives.
J’en viens au dernier point, qui ne constitue pas le moindre problème : l’administration de la justice. Les quelques décennies durant lesquelles elle a été exercée par les Corses eux-mêmes, au cœur du XVIIIe siècle, ont constitué les seules périodes on l’on a vraiment cherché à faire régresser le banditisme. De la justice génoise à la justice française, les Corses sont tombés de Charybde en Scylla : en 1758, dans un ouvrage célèbre, Don Gregorio Salvini, un proche de Paoli, accusait les magistrats génois d’avoir, d’une part, laissé se développer la criminalité et, d’autre part, persécuté les patriotes. Cela ne vous rappelle rien ? Depuis plusieurs décennies, l’Etat français, sa police et sa justice se sont consacrés exclusivement à la lutte contre le mouvement national. Si les enquêtes criminelles n’aboutissent généralement pas, en revanche des dizaines de militants nationaux croupissent dans les prisons françaises, souvent sur la base de dossiers vides. On va jusqu’à traduire en correctionnelle des syndicalistes qui refusent de se voir prélever leur matériel ADN comme s’ils étaient des tueurs en série ou des pédophiles ! Les juges n’ont-ils pas mieux à faire ?
L’Assemblée de Corse n’a pas pour l’heure de compétences judiciaires, ce que l’on peut regretter. Cela ne nous empêche pas, en notre qualité de représentants légitimes du peuple corse, d’exprimer notre désaccord sur les politiques menées.
Mais nous souhaiterions aller plus loin, en formulant une proposition concrète et relevant de nos responsabilités.
À circulé, depuis quelques mois, l’idée selon laquelle il y aurait des liens entre d’une part la délinquance organisée, d’autre part le monde économique, et enfin certains élus de la Corse. Si cette idée s’avérait correspondre à la réalité, aujourd’hui ou demain, nous serions réellement en présence d’une dérive de type mafieux, au sens strict du terme. C’est la raison pour laquelle nous pensons pour notre part que nos institutions, celles de la Corse, doivent présenter toutes les garanties de transparence afin de ne pas prêter, à tort ou à raison, le flanc à ce genre d’accusations, gravissimes. Or, la situation en matière de transparence n’est guère aujourd’hui satisfaisante et risque encore de s’aggraver avec l’avenir incertain de la Chambre régionale des comptes. Par ailleurs, l’évaluation des politiques publiques se fait aujourd’hui de façon régulière dans toutes les démocraties de la planète. Pour notre part, nous ne disposons pour procéder à cette évaluation que d’une commission d’élus, qui n’a évidemment pas les moyens , faute des ressources humaines nécessaires, de vérifier les activités de la CTC et de ses multiples organismes. Notre proposition est donc de créer une Cour territoriale des comptes et de l’évaluation des politiques publiques, placée sous l’égide de la CTC. Elle serait pilotée par un Conseil comprenant des délégués de tous les groupes de notre Assemblée et disposerait de fonctionnaires formés au contrôle et à l’évaluation. Ces fonctionnaires seraient pourvus d’un statut protecteur leur assurant une certaine indépendance dans leur travail.
Voilà simplement ce que nous voulions dire sur ce sujet difficile et douloureux : en la matière comme en d’autres domaines, la politique française a mené à la catastrophe.
De ce constat, il faudra bien un jour tirer toutes les conséquences. Mais dès à présent, il nous appartient de lancer un signal clair à la société corse qu’il faut convaincre de notre volonté d’agir, dans la mesure de notre pouvoir.
Sinon, on pourra dire de ce débat ce qu’ont inspiré, depuis des années, nombre de déclarations d’intention prononcées dans cet hémicycle : « Belle chjachjere è tristi fatti. ».