Réflexions autour d’« ANTIGONE AUX TEMPS PRESENTS » de Michèle Acquaviva-Pache



Le mythe d’Antigone a donné lieu à nombre d’œuvres littéraires, lesquelles ont suscité une multitude de commentaires. George Steiner a fait le point sur la question dans son ouvrage Les Antigones. Avec celle de Michèle Acquaviva-Pache[1], ce qui fait toute la différence ce n’est pas tellement qu’elle soit convoquée « aux temps présents » - ce procédé littéraire ayant déjà été mis en œuvre - mais qu’elle soit de notre pays. Car l’auteur voit juste : Antigone est corse ou, plus exactement, la Corse est Antigone. La Corse qui se rebelle contre « la force injuste de la loi », selon la belle formule de François Mitterrand. Celle qui rejeta la théorie du droit divin pour justifier, au plan théologique, sa révolte contre Gènes. Celle qui, aujourd’hui encore, récuse les juridictions d’exception. Celle qui, la première, s’est dressée contre les fichages ADN, imposant une « jurisprudence corse »… Celle qui ouvre la porte à tous les pourchassés, hier aux juifs, aujourd’hui aux machjaghjoli… ce qui nous ramène au texte, captivant et lucide, de Michèle Acquaviva-Pache.

C’est ainsi que, régulièrement, Antigone se réincarne dans notre île… Île des fous, île des justes ? Et le mythe se prolonge à l’infini sur nos rivages : au XVIIIe siècle, Antigone prend les traits de Maria Gentile, cette jeune femme du Nebbiu qui, malgré les ordres des autorités militaires françaises, donna une sépulture à son fiancé. Au XXIe siècle, Antigone est cette artiste qui accueillit le plus recherché des clandestins. Toujours la même problématique, toujours la même confrontation entre d’un côté la loi sacrée de la tradition et de l’humanité (ici celle de l’hospitalité), et de l’autre celle, abstraite et inhumaine, du droit positif, qui plus est, en l’espèce, d’un droit étranger...

Que la Corse soit Antigone, cela n’est guère contesté, surtout pas par ceux qui critiquent notre supposée « incompatibilité culturelle avec l’état de droit » et qui affichent leur préférence pour la figure de Créon. Ainsi, dans une conférence consacrée à Antigone, le philosophe Philippe Granarolo prête-t-il à la Corse une « morale archaïque » privilégiant les liens du sang, proche de celle de « la Grèce d’avant la démocratie » qu’a voulu selon lui dénoncer Sophocle, pour conclure par ce scénario fictif : « Antigone, aujourd’hui, serait la sœur corse de l’assassin d’un préfet de la république française camouflant son frère pour le soustraire à la justice. »[2] Dans la réalité, notre Antigone n’était pas la sœur du recherché et ce dernier n’était pas assassin mais présumé innocent. Toutefois, dans le cas imaginé par Philippe Granarolo, Antigone observerait le même comportement : si Camus peut « préférer sa mère à la justice », qu’il nous soit permis de préférer un frère, un ami, ou un être humain quelconque en difficulté, aux institutions judiciaires, lesquelles ne sauraient du reste être confondues avec La Justice. À ce spécialiste de Nietzsche, nous pourrions répondre que les Corses, mêmes révoltés, ne sont pas des « hommes du ressentiment » mais des hommes de l’attachement… Et dire avec l’Antigone de Michèle Acquaviva-Pache, reprenant les mots de celle de Sophocle : « Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent ». Parce que dans sa révolte, Antigone reste pétrie d’amour et d’humanité. Elle n’a rien de commun avec ces « Tricoteuses de Robespierre » qui réclamaient des têtes durant les séances de la Convention tout en poursuivant leur ouvrage, têtes qu’elles allaient ensuite voir rouler sur l’échafaud… Des siècles avant la parution de L’homme révolté, les Corses pratiquaient conjointement la « révolte » et la « mesure », refusant de verser dans la terreur révolutionnaire qui prévalut - en France d’abord, en Russie ensuite - au nom d’idées abstraites et de conceptions éthérées du genre humain. Comme le fait observer l’anthropologue Max Caisson, les Corses privilégient « le lien direct d’homme à homme » - la philia, pour le dire dans la langue de Sophocle - par rapport aux liens indirects « abstraits et impersonnels, la loi, le règlement, l’argent »[3]… Au reste, ceci ne les a pas empêché d’instituer une république moderne au cœur du XVIIIe siècle, époque à laquelle la France demeurait sous le joug d’une monarchie d’essence prétendument divine.

Voilà pourquoi nous assumons notre penchant pour la fille d’Oedipe, revendiquant les Antigones de tous les temps et de toutes les nations comme nos sœurs les plus chères.






[1] Antigone aux temps présents, pièce en sept tableaux, suivi de Cousines et L’amour empaillé, L’Harmattan, Paris, 2010.


[2] L’honnêteté intellectuelle me conduit à préciser que le texte de Philippe Granarolo (Antigone promoteur des droits de l’homme, ou précurseur des idéologie de la terreur ?, texte disponible sur le site internet de l’auteur) ne saurait être réduit à cette idée fort contestable dont nous nous efforçons ici de donner une présentation fidèle. Son analyse, s’agissant en particulier de la figure de Créon, est très argumentée et mériterait un commentaire approfondi qui ne trouverait pas sa place ici.


[3] La Corse, une société avancée, février 2010, Enciclopedia di a Corsica (enciclopediadiacorsica.com).

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