Les fossoyeurs de langues
"Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand... La Contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreurs."
Abbé Grégoire, 1794
Au moment où pour la première fois un élu non nationaliste vient de poser, par l’exemple, le problème de la langue corse dans notre société et où l’Assemblée territoriale s’apprête à examiner la motion déposée par le groupe Corsica Libera sur l’officialisation, il n’est pas inutile de lire - ou de relire - le morceau d’anthologie que constitue l’intervention de Jean-Luc Mélanchon devant le Sénat. On y trouve les arguments les plus spécieux des ennemis des langues dites minoritaires.
Bien que présentant ses objectifs avec moins de franchise, Monsieur Mélanchon est le digne héritier de l’abbé Grégoire, lequel proposait en 1794 à la Convention d’« anéantir les patois ». Mais lisez plutôt :
L'intervention de Jean-Luc Mélenchon devant le Sénat :
« Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en montant à cette tribune, je suis persuadé que, quels que soient les points de vue que vous exprimez sur ce sujet, tous ici vous vous sentez aussi patriotes que moi-même, aussi attachés à l’unité et à l’indivisibilité de la République française que je le suis et dignes continuateurs du progrès constitué par l’ordonnance de Villers-Cotterêts : ce texte a établi le français comme langue du royaume, permettant à chacun de se défendre, de témoigner, d’attaquer en justice et d’être compris par les autres.
Mais l’homme qui s’exprime en cet instant, fier d’être jacobin, ne parlant que la langue française pour s’adresser à vous ou bien l’espagnol, langue de ses grands-parents, et qui, s’il devait apprendre une autre langue, choisirait l’arabe, langue minoritaire la plus parlée dans la région d’Île-de-France dont il est l’élu, ne vient pas devant vous pour discuter de la question de savoir si l’on est pour ou contre les langues régionales – ce qui est absurde – ou, pire encore, si l’on est pour ou contre la diversité culturelle : il s’agit de savoir si le cadre légal existant est adapté, car il en existe déjà un, ou si la France a besoin de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires pour faire progresser la diffusion de celles-ci.
Pour ma part, je n’accepte pas la caricature qui voudrait faire croire que la République française réprime ou méprise les langues régionales. Ce n’est pas vrai ! La France s’est dotée dès les années cinquante d’un cadre législatif très favorable aux langues régionales ; elle était même en avance sur beaucoup de pays d’Europe à cet égard.
La loi du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux, qui porte le nom du socialiste Maurice Deixonne, a officiellement autorisé et favorisé l’apprentissage des langues régionales de France dans l’enseignement public : le basque, le breton, le catalan et l’occitan, auxquels se sont ajoutés ensuite le corse en 1974, le tahitien en 1981, et quatre langues mélanésiennes en 1992. De sorte qu’aujourd’hui, et depuis 1970, tous les élèves qui le souhaitent voient ces enseignements pris en compte pour l’obtention du baccalauréat.
La loi Toubon de 1994 a confirmé ce cadre légal favorable et Lionel Jospin, par la loi du 22 janvier 2002, a mis des moyens particulièrement importants à la disposition de l’enseignement de la langue corse, si bien que quiconque le veut peut suivre un enseignement en corse à l’école, au collège et au lycée, à raison de trois heures par semaine.
L’État a aussi contribué, en lien avec les collectivités locales qui le demandaient, à rendre possibles les signalisations routières bilingues, ce qui permet, dans certains départements, de pouvoir enfin lire les indications rédigées en français, qui étaient jusque-là surchargées de graffitis. Par ailleurs, de nombreuses régions font preuve d’innovation pour favoriser le développement des cultures et des langues régionales.
Par conséquent, rien dans le cadre légal et réglementaire actuel, ni dans la pratique effective, n’est de nature à brider la pratique et la transmission des langues régionales. Et il n’existe pas une voix en France – pas même la mienne ! – qui s’oppose à ce que soient pratiquées les cultures ou les langues régionales. Si le nombre de locuteurs diminue et si leur âge moyen s’élève, il faut en chercher la cause ailleurs que du côté de la République et de la loi !
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’est pas un remède acceptable. Elle est loin de faire l’unanimité en Europe. Contrairement à ce que l’on entend souvent, trop souvent, la France n’est pas l’un des « rares » pays européens à ne pas avoir ratifié cette charte. Quatorze pays membres du Conseil de l’Europe ne l’ont pas signée, dont la Belgique, le Portugal, la Grèce ou l’Irlande, qui ne sont pas des États réputés liberticides. Je pense que personne ici n’a l’intention de comparer le comportement de la République française, quels que soient ses gouvernements, à ceux des gouvernements des pays baltes qui, eux, procèdent à une revanche linguistique à l’égard des russophones.
Parmi ceux qui ont signé cette charte, comme la France, dix États ne l’ont pas ratifiée, dont l’Italie. Au total, vingt-quatre pays membres du Conseil de l’Europe se refusent donc à rendre applicable cette charte sur leur territoire. Cela peut être attribué non pas exclusivement à leur mépris pour les langues régionales minoritaires, mais probablement à d’autres causes ; j’évoquerai l’une d’entre elles tout à l’heure. La France est donc loin de constituer un cas particulier.
La France applique déjà beaucoup d’articles de la charte sans avoir besoin de la ratifier. Vous savez qu’il existe deux types de dispositions : les préconisations impératives et celles qui sont optionnelles. Un grand nombre de préconisations impératives sont déjà appliquées ; je n’évoquerai, pour l’exemple – je vous en épargnerai la lecture –, que les articles 7-1-f, 7-1-g et 7-2. Parmi les préconisations optionnelles que la France respecte, on peut citer les articles 8-1-b, 8-1-c, 10-2-g.
Il n’est donc pas vrai que nous ayons besoin de ratifier la charte pour en appliquer les dispositions qui ne sont pas contraires à notre Constitution, et c’est de celles-ci qu’il faut parler !
J’ajoute, ayant été ministre délégué à l’enseignement professionnel et ayant eu à connaître de cette question, que la définition des langues minoritaires donnée par la charte est extrêmement discutable et confuse.
J’observe qu’elle exclut de son champ d’application toutes les langues des migrants – je pense à l’arabe, à la langue berbère et à bien d’autres – comme si les citoyens qui les parlent du fait de leurs liens familiaux, alors qu’ils sont Français, devaient considérer ces langues comme des langues étrangères, comme si l’on demandait aux Algériens, aux Sénégalais, aux Maliens et à combien d’autres de considérer la langue française comme une langue étrangère à leur culture ! (Mme Alima Boumediene-Thiery s’exclame.) Pourtant, c’est ce que fait cette charte ! (1) (Autre version:''Ca fait peur!")
Cette définition extrêmement confuse aboutit à ce que certaines langues soient reconnues comme minoritaires dans un pays et ne le soient pas dans l’autre, alors qu’elles sont parlées dans les deux pays dans les mêmes conditions. C’est le cas du yiddish, reconnu comme langue minoritaire aux Pays-Bas, mais pas en Allemagne ou dans certains pays de l’Est où il est tout autant parlé.
Cette définition très floue peut être, finalement, discriminatoire et elle aboutit à des reconstructions de l’histoire. Je veux bien, chers collègues, que l’on parle de la langue bretonne, mais encore doit-on préciser qu’elle résulte du dictionnaire dit « unifié » de 1942 et qu’elle se substitue aux cinq langues qui existent réellement dans la culture bretonne.
M. Gérard Le Cam. C’est vrai ! (2) »
(1) Sénatrice "les verts" de Paris
(2) Sénateur « PCF » des Côtes d'Armor