LES NOUVELLES REPUBLIQUES




(Intervention de Jean-Guy Talamoni lors de la « IIe Conférence internationale des nations sans Etat » - Barcelone, novembre 2008)



La lecture quotidienne des journaux et des innombrables ouvrages de politique et de sociologie paraissant chaque mois a de quoi inquiéter, et ce quel que soit le niveau auquel on se situe. « La Corse est en crise. » peut-on lire dans la presse insulaire. « La France qui tombe » nous annonce tel auteur parisien en titre de son livre. « L’Europe est en panne » nous dit-on après l’échec du projet constitutionnel concocté par nos élites technocratiques et politiques. Quant à la planète elle-même, elle n’est pas au mieux de sa forme : entre les effets pervers de la mondialisation, la destruction de la couche d’ozone, le déséquilibre Nord-Sud et le choc annoncé des civilisations… Bref, le « citoyen » - pour utiliser un mot revenu à la mode (presque autant qu’à la fin du XVIIIe siècle !) - a du souci à se faire. Chacun s’accorde à reconnaître que nous sommes au bord de la catastrophe. Pourtant, ceux qui ont le pouvoir de changer les choses poursuivent imperturbablement leur chemin, cramponnés à leurs certitudes, pour les plus honnêtes, et, pour les autres, à ce qu’ils croient être leurs intérêts. Quant au « citoyen », il n’est plus regardé que comme un électeur, voire, ce qui est pire, comme un sondé moyen, un collaborateur non appointé de la SOFRES. Drôle de citoyenneté, dont l’exercice sert exclusivement à dessiner des courbes de popularité aux formes changeantes et souvent inexplicables ! Inexplicables, sauf pour les manipulateurs d’opinion, qui fabriquent à la fois les maux et les prétendus remèdes : le chômage et les chiffres truqués annonçant que le marché de l’emploi se porte déjà mieux, la peur (ou si vous préférez la « frustration sécuritaire ») et les casernes de gardes mobiles censées la guérir… Ces « républiques démagogiques », au fonctionnement pour le moins opaque, sont en fait dirigées par des intérêts économiques régnant sans partage et sans se soucier le moins du monde du suffrage universel. Il est vrai que le sort des urnes n’entame généralement en rien leur influence : quel que soit le vainqueur, il leur sera soumis. Il suffit, pour s’en convaincre, de faire le bilan, plutôt modeste, des changements opérés après la victoire de la gauche française en 1981. Or, les puissances économiques qui, de fait, dirigent la manœuvre, sont depuis longtemps de dimension supra nationale, ce qui ajoute encore à l’opacité des prises de décision et au caractère fictif de cette « démocratie », dont on nous chante les vertus sur tous les tons, et particulièrement sur celui, précisément, de la « citoyenneté ». Dans cette optique - ou plutôt cette illusion d’optique - celui qui refuse de jouer le jeu devient un mauvais citoyen, voire un terroriste potentiel. Tout ceci n’est possible que par la loi des grands nombres, amie par nature de la « sondocratie », mais ennemie de la démocratie (Athènes, au moment où elle a inventé cette dernière, ne comptait que quelques dizaines de milliers d’électeurs).

Pour le prétendu citoyen, le déficit de démocratie est un problème important, car il le prive de toute influence sur le cours des choses, sur la chose publique (la « res publica »), mais il n’est pas la raison exclusive de son malaise actuel. Comme individu, il vient nécessairement de quelque part : du sud, du nord, d’un terroir, d’un (ou de plusieurs) « pays » de dimension moins importante que l’état nation dont il est ressortissant. Ses grands parents parlaient souvent une langue « minoritaire », un patois disait-on alors (mais l’on sait qu’une langue n’est « qu’un patois avec son armée »). Ses ascendants avaient un mode de vie spécifique, un rapport intime à leur terre. Dans certaines régions d’Europe, en France et ailleurs, les autochtones ont purement et simplement été chassés par des étrangers fortunés. L’explosion du marché de l’immobilier leur interdit désormais tout accès à la propriété sur la terre de leurs ancêtres. Avoir dû renoncer à cet héritage matériel et immatériel ne peut être indolore pour les générations suivantes. D’où la soif actuelle d’enracinement, révélée par la mode des arbres généalogiques, arbres dont les anciens n’avaient pas besoin pour sentir la profondeur de leurs racines. D’où le besoin forcené d’appartenir à un groupe, qu’il s’agisse d’un club de supporters, ce qui est encore assez sain, ou d’une secte, ce qui l’est moins. D’où l’importance démesurée faite à certaines appartenances, respectables mais secondaires. Lorsqu’une association de chasseurs devient un parti politique et se présente aux élections, ne s’agit-il pas d’un phénomène révélant une situation pathologique ? Ne faut-il pas se sentir menacé dans son mode de vie, pour en arriver à faire prévaloir la qualité de chasseur sur toute appartenance réellement politique, lors d’un scrutin ?

Autre élément de la crise actuelle : l’incapacité à accueillir l’autre, notamment révélé, en France, par la crise des banlieues. On sait que la force de sa propre identité est un vecteur essentiel d’intégration des étrangers. Les sociologues prennent souvent l’exemple de cette Catalogne qui a, au XXe siècle, « fabriqué » des millions de Catalans. Ils soulignent, Edgar Morin notamment, que cela n’a été possible que par la vigueur linguistique et culturelle de ce pays.

À cette crise polymorphe, l’Europe aurait pu être une solution, si elle n’avait pas été mise entre les mains des Etats constitués et de la finance internationale. Se rendant compte de cette erreur, l’un des pères fondateurs des institutions communautaires, Jean Monnet, n’a-t-il pas déclaré qu’il aurait mieux valu commencer par la culture ? Toujours est-il que l’Union actuelle est aux antipodes d’une Europe des peuples.

Tout espoir de redresser la barre est-il irrémédiablement perdu ? Peut-être pas, si un phénomène observé depuis quelques temps se confirme : on assiste au réveil de vieilles nations qui pourraient bien, demain, se constituer en nouvelles républiques : la Catalogne, l’Irlande, l’Ecosse, Euskadi, la Corse… Ces républiques en devenir constitueront peut-être, par leurs dimensions raisonnables et la force de leurs identités, une réponse à la crise que nous venons d’évoquer. Elles permettront sans doute aux peuples et aux individus qui les composent, par le respect de leur art de vivre et de leur façon de participer au monde, de mieux se positionner face aux défis du troisième millénaire. À contre courant d’une mondialisation inhumaine et uniformisatrice, elles serviront le vieux projet hégélien : accéder à l’universel par l’approfondissement du singulier. Mais leur avènement suppose de satisfaire deux préalables : d’une part, la résolution – par la recherche d’une paix juste et durable – des conflits actuellement en cours, d’autre part l’acceptation par les actuels états nations d’une remise en question de leurs organisations et de leurs prérogatives, processus pouvant conduire à l’Europe des peuples.





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Rappel historique

- Le poids de l’idéologie et des idées reçues :

Ces derniers siècles, on a assisté à l’organisation de grands ensembles européens (Espagne, France, Italie…) avec leurs prolongements coloniaux. Ces unifications et annexions se sont faites en dépréciant la valeur des cultures « minoritaires » et celles des peuples colonisés. En France par exemple, on observe le même discours s’agissant des spécificités linguistiques et culturelles « internes » ou des peuples africains. Les révolutionnaires français qualifient d’arriérées les langues et coutumes « régionales » et se proposent tout à fait explicitement de les détruire (Cf. Abbé Grégoire). La colonisation se prévaudra bientôt des mêmes vertus « civilisatrices » (Cf. Jules Ferry).

- Les institutions :

Les états nations européens n’ont pas à cet égard la même histoire et donc la même organisation. Le degré de décentralisation des « länder » allemands ou des « généralités » espagnoles n’a rien de comparable avec celui des régions françaises. Quant aux départements, ils ont été, pendant la période révolutionnaire, l’instrument du dépeçage des provinces et donc de la destruction des cultures locales. D’où leur découpage délibérément arbitraire. Mais l’on observe ailleurs qu’en France des démarches comparables d’anéantissement programmé des cultures « minoritaires » (répression linguistique en Euskadi et en Catalogne, notamment sous Franco).


Le constat actuel

Aujourd’hui, les dégâts faits aux cultures des minorités et des peuples colonisés sont considérables, et parfois irréversibles. D’autant que l’état d’esprit dépréciatif à leur égard s’est maintenu, bien que de façon moins ouverte, plus insidieuse. Malgré l’adoption, il y a une centaine d’années, du principe de la relativité culturelle (on ne juge pas un système de valeurs à partir des critères d’un autre système de valeurs), cet état d’esprit a perduré, notamment en France, et la vague de décolonisations intervenue depuis ne l’a pas complètement éradiqué. Nous en voulons pour preuve les tentations récurrentes de réhabilitation de la colonisation. Parallèlement, on tient le même discours à Paris s’agissant de la Corse : « Qu’auraient-ils fait sans la France ? ».

Il faut ajouter à cela la domination actuelle du Nord de l’Europe sur le Sud, qui tend à dévaloriser systématiquement ce dernier (« efficacité » parisienne opposée à la « nonchalance » méridionale…).



La France, ses régions et ses dernières colonies

Le système jacobin et départementaliste est aujourd’hui de plus en plus contesté, y compris au sein de l’intelligentsia parisienne. Il est d’ailleurs radicalement incompatible avec la construction européenne.

L’échec du mode d’intégration à la française a été largement démontré par les crises des banlieues.

Ce qui est perçu comme une insupportable arrogance parisienne est mal vécu par certaines régions peu suspectes de velléités sécessionnistes. Ainsi, les provençaux affirment subir une véritable « colonisation » parisienne. Le TGV a permis à de nombreux habitants de l’Île-de-France d’acquérir, à prix d’or, des résidences secondaires dans la région. La situation actuelle du marché de l’immobilier rend difficile pour les autochtones l’accession à la propriété. Le mode de vie local est dévalorisé, au nom de la prétendue efficacité économique. Dans certaines entreprises ou succursales (basées à Marseille !), l’accent méridional - qui, paraît-il, ferait mauvais effet - est devenu un handicap pour occuper certains postes (contacts téléphoniques avec le public)…

La Bretagne, l’Alsace, et d’autres pays à forte spécificité culturelle réclament des dispositifs en faveur, notamment, de leurs langues.

Le Pays Basque nord a aujourd’hui clairement rejoint le sud (sous contrôle espagnol) dans ses revendications culturelles et politiques. S’agissant des pays sous domination française mais se situant en dehors de l’hexagone (Antilles, Guyane, Kanaky, Polynésie, Corse…) des démarches de dialogue ont parfois été tentées, mais la situation demeure souvent tendue.

Au total, c’est la globalité du système français qui est aujourd’hui remis en cause par les intellectuels ou les politiques les plus clairvoyants.


Le réveil des vieilles nations

Au sein de plusieurs peuples européens, de fortes tendances se dégagent pour exiger la reconnaissance de leur droits nationaux et manifester leur volonté de se constituer en Républiques : Irlande, Euskadi, Ecosse, Corse, Catalogne… L’exemple de ce dernier pays est particulièrement intéressant puisque les indépendantistes républicains catalans gouvernent actuellement les institutions locales. En Ecosse, les indépendantistes dirigent le gouvernement. En Irlande, les républicains luttent depuis une centaine d’année pour la liberté et l’unité de leur pays. Ils ont enfin accédé aux responsabilités. En Corse, le courant républicain (indépendantistes du nouveau mouvement unifié Corsica Libera) a un poids important dans le paysage politique.

Les abcès de fixation : Kanaky, Irlande, Euskadi, Corse…


- Réflexion sur la notion de terrorisme.

Le mot « terrorisme » recouvre, on le sait, des réalités fort différentes. Pourtant, il existe aujourd’hui à cet égard une communication globalisante (la presse quotidienne utilise abondamment ce vocable dans les situations les plus diverses) et, ce qui est plus grave, une politique – notamment judiciaire – assimilant des faits n’ayant rien de comparable (exemple de la législation française dite « anti-terroriste » s’appliquant de la même façon à « Al Qaïda » et aux clandestins corses !).

Le caractère éminemment subjectif du concept de « terroriste » n’est pas sans rappeler celui de « rebelle » au XVIIIe siècle. Il n’avait pas à l’époque, tant s’en faut, la connotation plutôt positive qu’on lui connaît aujourd’hui. En Corse, par exemple, Gênes appelait « rebelles » les nationaux corses de Pasquale Paoli ayant chassé les Génois et pris le pouvoir dans l’île. Quant à Paoli, il désignait par ce même terme les Corses favorables au retour de Gênes !

Le philosophe Jacques Derrida rappelait (Le Monde diplomatique de février 2003) que « l’histoire politique du mot terrorisme dérive largement de la référence à la Terreur révolutionnaire française, qui fut exercée au nom de l’Etat et qui supposait justement le monopole légal de la violence. » Ironie de l’histoire : ce sont aujourd’hui les opposants à l’idéologie révolutionnaire jacobine qui sont qualifiés de terroristes !

En tout état de cause, chacun sait que jamais les vainqueurs ne furent considérés par l’histoire comme des terroristes. Par ailleurs, ce n’est pas la forme de leur lutte mais son issue qui a valu à certains combattants le titre envié de « résistants ». Vae victis…

- La Kanaky :

Depuis les « accords de Matignon », la lutte pour l’émancipation nationale et sociale se poursuit, en attendant le référendum sur l’indépendance…

- L’Irlande :

De l’accord « du Vendredi saint » à aujourd’hui, que de chemin parcouru !

- Euskadi :

Une situation difficile, pour l’heure.

- La Corse :

Après l’espoir suscité par le « processus de Matignon » ouvert par Lionel Jospin, la situation paraît à présent totalement bloquée. Mais chacun sait qu’il n’y a aucune chance de sortir du conflit sans une phase de dialogue, puis de négociation. Cette perspective ne semble pas se dessiner à l’heure actuelle. Il faut pourtant avoir à l’esprit que tôt ou tard ce sera le cas. Et s’y préparer, tout en poursuivant nos luttes avec détermination…


Une « ingénierie de la Paix »

En août 1998, à Helsinki et aux îles Ǻland, eut lieu un colloque organisé par le Centre européen des questions de minorités. À cette occasion, de nombreux universitaires et responsables politiques se sont penchés sur les méthodes susceptibles de conduire à la construction de la paix. Les questions irlandaise et corse furent largement au centre des débats, mais les principes dégagés à cette occasion sont d’application générale, même s’ils ne sauraient être confondus avec une baguette magique. Cette « ingénierie de la paix » s’est enrichie depuis, grâce aux progrès réalisés dans l’apaisement de nombreuses crises, en Europe et ailleurs. Puisse-t-elle permettre, dans un délai rapproché, de sortir par le haut des conflits existant encore.


Vers un nouvel équilibre

À quoi pourrait ressembler l’Europe de demain si elle faisait une place à ces vieilles nations ayant enfin accédé au statut de république ? Quelle serait la vie de leurs citoyens ? En quoi le rôle de l’Europe dans le monde serait-il modifié ?

L’évolution récente des Balkans (accession du Monténégro à l’indépendance, cas du Kosovo…) et la création de petits états qui en est résultée, a fait dire à certains intellectuels parisiens que l’état nation « à la française » était condamné… Si cette hypothèse se confirmait dans l’avenir, on devrait se réjouir de voir disparaître une construction artificielle pour faire place à un ensemble d’entités culturelles et politiques cohérentes : les « nouvelles républiques ». Telle pourrait être la première étape dans la réalisation de l’Europe des peuples que nous appelons de nos vœux.

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