Un bouquet de littérature corse par Robert Colonna d’Istria

(Publié dans "Corsica", janvier 2009)


Au milieu de ses activités politiques, Jean-Guy Talamoni a trouvé le temps de mettre en lumière ce qu’il y a de mieux dans la littérature corse. Les choix de son anthologie bilingue, qui ne recoupent pas toujours ses choix politiques, font la part belle à des textes savoureux, qui expriment des sentiments élevés.
Comme autrefois Georges Pompidou, aspirant aux plus hautes fonctions dans l’Etat, avait publié une Anthologie de la poésie française, Jean-Guy Talamoni publie une Anthologie bilingue de la littérature corse. Il a réuni une quinzaine d’auteurs, schématiquement contemporains, puisque tous à peu près nés dans la deuxième moitié du XIXe siècle et actifs dans la première moitié du siècle suivant. Cette période n’est pas innocente. C’est à ce moment-là que le corse a commencé à être écrit, donc codifié, et beaucoup des auteurs réunis dans cette anthologie se sont donné la mission d’illustrer le corse pour en défendre l’existence. Le projet de ces pionniers amis du corse était double : d’une part séparer le parler de l’île du toscan, c’est-à-dire de l’italien, d’autre part le stabiliser afin de le préserver, car déjà à cette époque il semblait en péril, notamment menacé par l’envahissant français, qui bénéficiait d’un enseignement obligatoire et du prestige d’être ce qu’on pourrait appeler la « langue de la promotion sociale ». Ces précurseurs n’eurent pas la tâche facile. La transcription écrite d’une langue seulement parlée pose au moins deux types de problèmes : celui de savoir comment noter exactement les sons tels qu’ils se prononcent (les fameuses triphtongues qui ont fait leur apparition dans le corse écrit et qui en rendent la lecture si incommode ne sont que le résultat du souci de transcrire méthodiquement les choses telles qu’elles se disent, parfois au mépris des origines étymologiques…), et celui de savoir comment prendre en compte les variations dialectales de la langue qui, jusqu’alors n’était que parlée. Sur le plan théorique, ces problèmes n’ont pas de solution claire et évidente ; ils peuvent donner lieu à d’interminables querelles de chapelles. Pour les résoudre harmonieusement, il n’y avait qu’une issue : la pratique. Les auteurs réunis par Talamoni ont tous ce point commun d’avoir illustré la langue corse pour la défendre.
Leurs textes, et beaucoup de ce qui s’est écrit corse, sont frappés d’une apparence paradoxale. C’est à la fois extrêmement novateur – car, il s’agit d’une langue neuve, vierge et vivace, qui permet toutes les audaces -, et volontiers mélancolique : le passé, dans ce qui est écrit en corse, n’est jamais loin, surtout quand il s’agit d’aspects du passé irréparablement enfuis. Comme l’île elle-même, le corse est un refuge. Il aide à lutter contre l’inévitable corruption de toute chose, contre l’usure du temps…
La deuxième observation qu’inspirent les textes réunis est qu’il n’y a pas de corse sans amour. Employer le corse, a fortiori l’écrire, c’est un acte d’amour. On déclare sa flamme à une terre, à l’âme de l’île, à ce mélange subtil d’un corps et d’un esprit qu’on appelle la Corse. Amour impossible. Amour déçu. Amour passionné, comblé, radieux. Amour pleurnichard, niais, héroïque, simplement affectueux… Toutes les formes possibles de l’amour donnent lieu à autant de genres littéraires.
Les choix de l’auteur sont évidemment discutables – il y a en particulier des manques très sensibles d’auteurs sudistes, comme Monseigneur de La Foata, le charmant Carulu Giovoni, ou le très solide Jean Natali, auteur de belles poésies et d’une stimulante étude sur « la poésie dialectale primitive du peuple corse » -, mais il est clair qu’une anthologie, par définition, ne saurait être exhaustive, et tout choix relève d’un parti pris. En l’occurrence, au demeurant, les choix sont relativement simplifiés, car les auteurs écrivant en corse n’ont jamais été si nombreux ; en présenter une anthologie, c’est forcément retomber sur ceux qu’avaient déjà mis en lumière Hyacinthe Yvia-Croce ou Mathieu Ceccaldi, auteurs, l’un et l’autre, de sommes sur la question.
La vie de plusieurs des auteurs sélectionnés laisse penser que l’emploi du corse est subordonné à des choix politiques. Chez beaucoup, écrire en corse n’apparaît pas comme un fait naturel, mais comme la défense d’un projet qui n’a rien à voir avec la langue. Parler corse, ce serait détester la France, ou nier tous les traits par lesquels la Corse adhère à cette francité ? Ce serait trop simple. Mais il n’est pas douteux que beaucoup d’auteurs réunis par Talamoni avaient le projet, défendant le corse, de servir le projet autonomiste, nationaliste, voire indépendantiste, et que beaucoup des auteurs choisis ont flirté avec l’idée d’une corse italienne et fasciste. Cette identité entre projet linguistique et projet politique a-t-elle rendu service au corse lui-même ? Du point de vue de la langue – et de la littérature -, ces interrogations n’ont pas grand intérêt. On se moque de savoir quel était le projet politique de Corneille ou de Racine, ce qu’ils « pensaient », leurs « idées » : seules comptent leurs productions littéraires.
La plupart des textes réunis par Talamoni – et traduits en français, ce qui est un signe des temps… – sont savoureux et montrent, non seulement sur le plan littéraire, mais aussi sur celui des sentiments et d’une manière d’être, ce que la Corse a produit de meilleur.

Antulugia bilingua di a literatura corsa/Anthologie bilingue de la littérature corse, par Jean-Guy Talamoni, avec une préface de Marie-Jean Vinciguerra, DCL éditions, 244 pages, 20€

Robert Colonna d’Istria

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