LE RETOUR AU ROMAN DE JEAN-CLAUDE ROGLIANO
C’est un roman que nous offre cette année Jean-Claude Rogliano, renouant avec un genre littéraire qui en fit, dès le début des années 80 avec Mal’ Cunciliu, l’un de nos meilleurs auteurs. On se souvient que ce roman avait inspiré à Jean-Paul Poletti une chanson dont les harmonies ont depuis traversé les décennies. Auteur de nombreux textes et de la série Légendaires (France 2), Jean-Claude Rogliano est demeuré un animateur culturel aux multiples talents, que l’on ne se lasse jamais d’entendre évoquer la Castagniccia, la Corse ou le monde… Il se penche aujourd’hui sur un personnage d’histoire et de légende, Théodore de Neuhoff, roi de Corse. Ce dernier, brièvement mentionné par de nombreux historiens comme un aventurier allemand au règne éphémère, voire un roi d’opérette, mérite certainement un jugement plus nuancé. Rappelons que son action politique fut notamment marquée par la création d’une monnaie nationale et la proclamation de la liberté de conscience, ce qui n’était pas pour l’époque une mince avancée. Au XVIIIe siècle déjà, James Boswell, se fondant notamment sur l’appréciation de Pasquale Paoli, avait reconnu les aspects positifs de son passage dans l'île.
De celui qui demeure un mystère historique, Jean-Claude Rogliano fait un personnage de roman.1 Il nous introduit dans une époque particulièrement troublée, s’appuyant à la fois sur des sources authentiques, comme les Mémoires de Sebastianu Costa2, et sur sa parfaite connaissance de notre peuple, de ses qualités, de ses travers (d’hier et d’aujourd’hui !): vaillance au combat, inclination à nourrir de stériles querelles internes. On appréciera notamment l’évocation des dissensions opposant les chefs corses, ainsi que des intrigues auxquelles elles donnèrent lieu. Jean-Claude Rogliano nous fait, avec le même bonheur, voyager des bas quartiers londoniens au cœur de notre maquis. Dans la description de ses personnages, nous retrouvons bien la magie qui avait donné vie à Lezia de Mal’ Cunciliu.
Par ce retour à la veine romanesque, Jean-Claude Rogliano signe l’un de ses plus beaux ouvrages.
Jean-Guy Talamoni
1. Pour une approche historique, lire notamment : Antoine-Marie Graziani, Le roi Théodore, Tallandier, Paris, 2005.
2. Sebastianu Costa, Mémoires, 1732-1736, édition critique, traduction et notes par Renée Luciani, Aix-en-Provence, 1975.
Les mille et une vies de Théodore, roi de Corse, JC Lattès, Paris, 2009.
Extraits :
« La neige, parce qu’elle ourlait les rebords crasseux des fenêtres, recouvrait les ordures entassées près des portails, pétrifiait les eaux grasses charriées par les rigoles au milieu des ruelles, était peut-être pour les habitants de Soho plus magique qu’ailleurs.
Sous un porche, deux prostituées se disputaient un client indécis. L’une d’elle, celle qui, fardée de mauve, avait le front tatoué d’un troisième œil, ne lui lâchait pas la main, l’attirant vers l’entrée tandis que l’autre, une longue rousse édentée, la menaçait de lui labourer le visage de ses ongles. À quelques pas, une bande d’enfants s’amusait à suivre un ivrogne qui, entre deux éructations, vociférait des injures ponctuées de gestes obscènes. » (P. 12).
« - Et où serait-il celui par qui arriverait notre salut ? Autour de nous ? À voir comment la concorde règne entre nous, si rien ne change, nous risquons de l’attendre longtemps encore ! (…)
- Il faut reconnaître, finit par lâcher Ceccaldi, que notre ami a
quelques raisons d’épancher sa colère. Nous ne saurions d’autant moins l’en blâmer à considérer le dévouement avec lequel il sert notre cause. Alors qu’avec ses hommes, il risque sa vie à multiplier les engagements parfois à un contre dix, nous autres, nous dépensons autant d’énergie à régler nos comptes entre clans rivaux qu’à combattre un ennemi qui tire le plus grand bénéfice du formidable gâchis qu’engendrent ces querelles.
- Et cela dure depuis des siècles, soupira Giafferi. » (P. 164).