Le baroque corse et la langue


Chacun sait que l’époque artistique du baroque a considérablement marqué notre pays. Il suffit de voir les églises de nos villes et de nos villages pour se rendre compte de l’importance du baroque en Corse. Depuis des années, les spécialistes vont plus loin que ce constat, en parlant d’un baroque spécifique à l’île, un baroque corse. Sur le plan architectural, François Casta écrit que ce baroque corse a su porter « la marque visible et parfois originale d’une église locale rayonnante. »1 Aujourd’hui, les universitaires corses se penchent sur notre baroque. Il y a quelques semaines, une jeune chercheuse de l’Université de Corse, Frédérique Valery, donnait une conférence sur ce sujet à la confrérie de Luri.2 Elle a montré, à travers un développement lumineux, que les artistes corses de l’époque n’étaient pas de simples copistes mais qu’ils avaient créé un style et même influencé des peintres étrangers. Par exemple, on peut constater que l’artiste génois Domenico Piola3 a imité le peintre corse Niculau Castiglioni4, sans jamais être venu dans l’île ! Il y a eu une école corse, composée de Corses d’origine et d’étrangers qui se sont installés ici, et qui y sont restés. Cette école se distingue surtout à travers les thèmes traités par ses peintres. Frédérique Valery travaille sur deux pistes : la thématique du « Maure bourreau » et celle du « saint intercesseur ».


Le « Maure bourreau »

Dans de nombreuses peintures de martyres, les soldats romains sont remplacés par des orientaux (Cf. toiles de l’église de San Damianu, de Tallone…). Il s’agit ici d’une référence aux incursions mauresques qui étaient nombreuses, à cette époque, sur le littoral corse. La langue a également été marquée par ces violences : la locution « Razza macumetana ! » (race mahométane !) utilisée comme une insulte, témoigne du souvenir laissé par ces Maures qui assaillaient les marines corses…


Le « saint intercesseur »

Ce thème, qui revient beaucoup dans les peintures corses de l’époque baroque, est très intéressant car le rapport des Corses à « leurs » saints constitue une particularité observée par les visiteurs d’hier et d’aujourd’hui. Alain Peyrefitte, qui avait fait un voyage d’étude dans l’île, écrivit : « Tout Corbara, en janvier, se rassemblait à l’église pour la Saint-Antoine. Je demandais au vieux curé si cet Antoine était l’ermite du désert, ou Antoine de Padoue. « Ni l’un ni l’autre, me répondit-il, c’est saint Antoine de Corbara. » Comme il avait raison ! La Corse retrouvait sans doute, derrière les patrons des villages, les divinités locales de l’Antiquité. Le culte chrétien n’avait pas effacé les cultes pastoraux et paysans qui l’avaient précédé : il s’était greffé sur eux. »5 De fait, les églises construites « alla moderna » (à la manière moderne), à l’époque baroque, n’ont pas été dédiée à des saints « modernes » (si l’on peut s’exprimer ainsi !) comme Ignace de Loyola, François-Xavier, ou Charles Borromée. Nicolas Mattei fait observer « l’énorme permanence des saints anciens, 60% environ… ».6 Il y a même - étrange particularité - le prophète hébreu Elie, du IXe siècle avant Jésus-Christ !7 On remarque ici la fidélité des Corses à leurs « vieux » saints, héritiers, comme le dit Alain Peyrefitte, des divinités locales de l’Antiquité… Ainsi, nous ne serons pas surpris de retrouver les « saints intercesseurs » sur de nombreuses peintures baroques corses.

À présent, permettons-nous de confronter, une fois encore, histoire de l’art et ethnolinguistique. Quand quelqu’un l’a échappé belle, on dit « Ci era un santu chì precava per ellu ! » (Il y avait un saint qui priait pour lui !). Il s’agit ici, sans aucun doute, du « saint intercesseur » de nos peintures baroques ! Souvenons-nous également du proverbe « Per via di i santi, s’entre in Paradisu. » (En passant par les saints, on entre au Paradis.) Encore le « saint intercesseur »…

Et la comparaison avec les proverbes étrangers permettent de mesurer notre spécificité. L’italien dit : « Non si può entrare in Paradiso a dispetto dei santi. »8 (On ne peut entrer au paradis contre la volonté des saints.) La forme est proche mais le sens est différent. Quant à lui, le Français prétend : « Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints. »9 Celui-ci est exactement le contraire du proverbe corse (et donc, d’une certaine manière, la négation de ces fameuses toiles baroques corses !), même si le sens habituel, de l’un et de l’autre, est plutôt métaphorique. Le dicton corse met en valeur l’idée de médiation, si importante dans la société corse.10

L’art et la langue reflètent l’esprit d’un peuple et sa façon de participer au monde. De participer à ce monde et à l’autre, celui que l’on ne peut atteindre sans un « saint intercesseur » : « Per via di i santi…»


Jean-Guy Talamoni










Sous le signe du baroque, in « Le Mémorial des Corses », t. II, p. 178.
Conférence du 12 août 2007, à la confrérie de Luri, sur le baroque en Corse.
De ce grand peintre de l’école génoise du XVIIe siècle, deux toiles sont exposées dans l’église San’ Ghjuvan Battista de Bastia ( Inventaire du patrimoine – La peinture, Ville de Bastia, 2003, p. 32 è 33).
Intallée à Bastia, la famille de Niculau Castiglioni était originaire de la région cortenaise. Ce peintre a travaillé à Bastia de 1628 à 1649. Il a réalisé la remarquable Vierge à l’enfant de l’église de E Ville di Petrabugnu.
Le Mal français, Plon, Paris, 1976, p. 28.
L’expression de la piété baroque dans l’art, in « Atlas ethnohistorique de la Corse », Editions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2004, p. 177.
On retrouve Elie, avec saint Simon, dans l’église de Stoppianova (Ampugnani). L’église de A Petra di Verde porte son nom.
Giulio Cappuccini - Bruno Migliorini, « Vocabolario della lingua italiana », G. B. Paravia & C., Torino, 1950, p. 456 et 1383 ; Policarpo Petrocchi, « Nòvo dizionàrio scolàstico della lingua italiana dell’uso e fuori d’uso », Fratèlli Trèves editori, Milano, 1910, p. 342 ; Renzo Raddi, « A Firenze si parla così », S P 44 libreria, Firenze, 1982, p. 91 ; Antonio Agostini, « Proverbi veneti », Mastrogiacomo editore, Padova, 1984, p. 23.
Ce proverbe se retrouve en Pays d’Oc sous la forme « Val mai pregar Dius que sos sants. » (Antonin Perbosc, Proverbes et Dictons du pays d’Oc, Rivages, Marseille, 1982, p. 24.)
Ce dicton est souvent utilisé s’agissant d’une intervention politique, de celles que l’on effectue dans le système clientéliste quand on cherche à « toucher » un responsable de haut rang en passant par un ami. Dans ce cas, le « saint » en question est un politicien et, en général, il n’a rien fait pour mériter la canonisation !

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