Anthologie bilingue de la littérature corse de Jean-Guy Talamoni
(Interview publiée dans U Ribombu, janvier 2009)
« Défendre la langue et la littérature corse, c’est défendre ce que nous sommes »
Jean-Guy Talamoni, vous venez de publier une anthologie bilingue de la littérature corse, en présentant seize écrivains de la fin du XIXe siècle à la moitié du XXe siècle. En quoi ces auteurs sont-ils représentatifs de ce que vous appelez « u primu Riacquistu » ?
Dans cette entreprise, il a fallu procéder à des choix. J’ai, pour ce premier tome, voulu offrir au lecteur non initié une « porte d’entrée » dans notre littérature. Le premier choix a été celui de la période : j’ai décidé de traiter celle qui va de la fin du XIXe à la seconde guerre mondiale et que j’ai appelée « le premier Riacquistu ». Il s’agit d’une période très féconde et où les genres littéraires sont extrêmement diversifiés. Le second choix a été celui des auteurs et des textes. Compte tenu de mon objectif, il fallait chercher à rendre compte de cette grande diversité que j’évoquais à l’instant : poésie lyrique ou épique, théâtre, roman, sans parler de la littérature politique qui est un genre littéraire à part entière et que Santu Casanova a créé en langue corse, au seuil de ce primu Riacquistu. J’ai par ailleurs eu la chance de disposer d’un grand nombre d’inédits dont j’ai publié ce qui étaient, à mon sens, les plus remarquables.
Selon vous quelles sont les raisons et les contextes qui les amènent à rompre avec « la lingua del sì » ?
Là encore, c’est Santu Casanova qui a donné le signal de départ en demandant publiquement aux collaborateurs de son journal, A Tramuntana, de ne plus lui envoyer de textes en italien, expliquant que la langue de la Corse était le corse. Cela peut paraître anodin à notre époque, mais au XIXe siècle il s’agissait d’une position révolutionnaire. N’oublions pas que Pasquale Paoli lui-même considérait que la langue de la nation était l’italien, et que, bien plus tard, un patriote corse comme Salvatore Viale pensait la même chose : si le corse était utilisé dans son Serinatu di Scappinu, c’était en tant qu’italien populaire, bon pour écrire des « bagatelles », pour reprendre le mot de Mgr de la Foata… D’ailleurs, ce dernier ne publiera pas lui-même sa « poesia giocosa » en langue corse, alors qu’elle était de grande qualité. Avant Santu Casanova, le corse n’était pas placé, par les intellectuels corses eux-mêmes, sur un plan d’égale dignité par rapport à l’italien et au français. Ce que l’on observe avec ce « premier Riacquistu », c’est une démarche ayant à la fois une dimension linguistique et littéraire, mais également une dimension politique. Il s’agit de sauver une identité nationale et, pour la première fois, la langue est considérée comme un élément majeur de cette identité.
Souvent, qui dit anthologie dit choix. A ce titre, la sélection de ces poètes et prosateurs a-t-elle été difficile ? Vous a-t-on demandé pourquoi certains auteurs, comme Carulu Giovoni, Simonu Poli, Tumasgiu Pasquale Peretti et d'autres, n'y figuraient pas ?
Toute anthologie donne lieu à des questions de ce genre. J’ai, pour ma part, essayé de donner à travers cette « porte d’entrée » un aperçu général d’une période très importante, mais il faudra ensuite traiter d’autres auteurs de cette époque ainsi que des auteurs d’autres périodes. Je n’ai pas voulu suivre un ordre chronologique. J’ai préféré aller directement au cœur de la question. Le prochain tome permettra d’approfondir cette question (autres auteurs du primu Riacquistu) et de l’élargir dans le temps (précurseurs, comme Guglielmi ou Mgr de la Foata, ou continuateurs, comme Gregale)…
Votre ouvrage est une ode à la culture corse, et, est-elle, quelque part, « politiquement », une réponse culturelle à ceux qui affirment que la langue corse est un simple idiome oral sans génie créateur ?
Beaucoup d’inepties ont été dites et écrites à ce sujet, et pas seulement par des étrangers à la Corse. Souvenez-vous des propos provocateurs d’Angelo Rinaldi affirmant que les Corses partageaient uniquement… une même façon de siffler les chèvres ! Mêmes des Corses qui ne renient pas leurs origines peuvent tenir des propos surprenants. Jean-Claude Casanova écrivait en 2001 dans Le Figaro qu’« il n’existe pas de littérature en Corse, sauf des poésies et des chansons ». Le plus étrange était que la tonalité de son article était loin d’être hostile à la langue. Sans doute, malgré son indiscutable culture et son attachement à la Corse, Monsieur Casanova n’avait-il jamais lu « Pesciu anguilla » de Dalzeto ou « Flumen Dei » de Filippini… J’observe par ailleurs que cette phrase jette aux oubliettes toute la littérature orale, si chère au cœur de chaque peuple. Sans compter la poésie, que l’on semble traiter par le dédain (« …sauf des poésies »). S’il ne restait de la somptueuse littérature française que les vers de Villon, de René Char ou de Valéry, les tiendrait-on pour quantité négligeable ? Ce que je veux montrer à travers cet exemple, c’est que la littérature corse est ignorée des Corses eux-mêmes, et pas seulement des plus ignorants.
Envisagez-vous un jour d'établir, à l'instar d'Yvia-Croce ou de Ceccaldi, une anthologie plus large allant de nos écrivains précurseurs à nos auteurs modernes ?
Ma démarche est un peu différente de celle des ouvrages que vous citez, car elle s’adresse à un public plus étendu. Bien sûr, plusieurs tomes seront nécessaires. Le second est en cours de rédaction. J’envisage de traiter plus tard les auteurs du « second Riacquistu », à savoir ceux des années 70 et suivantes, ainsi que les auteurs contemporains.
St'ultimi tempi, avete dettu, à u corsu d'una emissione à RCFM, chì di i vostri cinque libri nant'à a pulitica è a linguistica, quelli chì cuntavanu u più ghjeranu quelli scritti nant'à cultura. Spiecateci u vostru parè, è, al di là, chì ripresente, per voi, è per tutti i Corsi, a quistione di a lingua è di a cultura per u so estru ?
Hè vera. I trè libri chì aghju scrittu nantu à a lingua sò per mè assai impurtanti. Pensu chì a lingua deve esse u core di a dimarchja naziunale. A lingua porta i valori di u populu, hè u santuariu di l’identità nostra. « Morta a lingua, mortu u populu » ùn hè solu un pruverbiu. Hè una minaccia spaventosa… Di difende a lingua è a literatura, ghjè difende ciò chè no simu. Ma ùn ci vole à fà la di modu passeistu. Entre in u mondu oghjincu incù a nostra cultura ci impone di mette in ballu un terzu « Riacquistu ».
(Propos recueillis par Battì Lucciardi)
« Anthologie bilingue de la littérature corse », DCL, Aiacciu.
Edition standard : 20 euros.
Edition de luxe, numérotée de 1 à 100 : 59 euros
(en librairie ou par commande, frais de port compris, à : DCL Editions, Z.I. du Vaziu – BP 903, 20 700 Aiacciu. Tél. : 04 95 22 53 53).
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